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Le marquis des Éperviers

Le marquis des Éperviers

Titel: Le marquis des Éperviers Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Paul Desprat
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à peu près oublié leur fatigue.
    Deux de ceux qui fermaient cette marche loqueteuse et qui tanguaient du fossé au talus, s’étaient retournés mollement en entendant le galop d’un cheval.
    – Oh, là ! s’écria le plus saoul, qui passe pague à boire !
    Il tomba à genoux, agitant son chapeau sans forme au bout d’une fourche de bois.
    – Vous avez assez bu ! hurla tout coléré Victor qui, pour l’éviter, avait dû faire un brusque écart.
    – Tout doux, monsieur le petit maître ! tonna celui qui marchait derrière et qui s’avançait plus nettement encore brelique-breloque que son compain.
    C’était un colosse coiffé d’un coin de sac. Il mugissait sourdement et d’une voix qui sonnait étrangement du grêle.
    – Un baron nous a invités, fit-il en pointant un index de prédicant, on n’a pas à refuser lorsque c’est un baron qui régale !
    Victor, que l’élan de sa monture avait emporté loin, se retourna pour contempler cette escouade hoquetante qui continuait de flotter dans le sillage de sa course. Il partit d’un grand rire en réalisant à quel point ces gaillards étaient incapables d’aller droit et, pour leur rendre grâce de cette joie soudaine, il lança trois liards dans l’air.
    Cela représentait à peine de quoi payer un broc de clairet mais il le fit avec la magnanimité tapageuse d’un grand d’Espagne, et en criant bien fort :
    – Vous boirez demain à ma santé !
    Les paysans se précipitèrent avec des grognements de bête pour happer les monnaies de billon qui venaient de rouler jusque dans la boue.
    – Ah ! mon bon seigneur, vint glapir un lutin chauve au teint de coing qui était parvenu le premier à s’emparer d’une des pièces, Dieu vous rendra ces bontés.
    Il possédait deux yeux espiègles qui biglaient rudement, des mains fines de femme, un parler doux et assez bien troussé qui faisait paraître plus rudes les façons de ses compagnons. C’était l’intelligence et la finesse telles qu’elles se consumaient par brassées au fin fond des provinces lorsqu’il n’était donné, dans les villages, qu’à quelques chantres de pousser des études.
    – Je vais au Blanc, y serai-je avant minuit ? lui demanda Victor.
    – Au Blanc ! répondit l’homme qui appuya une moue pour mieux marquer son effarement, quand bien même crèveriez-vous votre jument, vous n’y arriveriez qu’au matin.
    – Il faut pourtant que cette enfant puisse dormir, reprit le cavalier en montrant la petite muette qui se frottait les yeux.
    – À Bélabre il y a une veuve qui loue des chambres aux voyageurs mais c’est à deux heures d’ici et il faut se garder des brigands qui infestent le pays.
    – De quels brigands parlez-vous ? s’inquiéta Victor.
    – De ceux qui tuent sans distinguer gens des impôts et voyageurs innocents, répondit le lutin.
    – Les rebelles ? insista Victor.
    L’homme s’approcha, posant un doigt sur la bouche pour marquer qu’il fallait parler bas.
    – Ce sont des égorgeurs, confia-t-il, ils tuent, ils pillent par plaisir… Rien de sacré pour eux : ni Dieu, ni la misère des autres hommes.
    Le visage du paysan s’était brusquement distendu, évoquant les masques aux grimaces outrées des tragédies antiques. Pour poursuivre son discours, il appliqua sur son front deux cornes à l’aide de l’index et du majeur de sa main droite :
    – Arrêtez-vous, cavalier, vous filez vers le malheur ! la nuit n’était pas encore tombée que deux hiboux ont chanté de part et d’autre de la route… C’est signe que la mort va frapper non loin d’ici ce soir. Défiez-vous aussi de cette enfant car ceux de sa race ont toujours eu mauvais commerce avec les esprits de cette forêt.
    – J’ouvrirai l’œil, promit Victor en tapant sur l’épaule de ce ténébreux augure.
    – Que prêches-tu encore, prophète ? lança dans le lointain l’un d’entre ces pauvres hères qui venait à son tour de s’emparer d’un liard.
    – Ne l’écoutez pas, maître, cria un autre, cet homme a un quart de lune dans la tête 64 !
    Le voyageur ne les entendit pas, il était déjà loin qui donnait de l’éperon, adressant de grands signes d’adieu et filant droit vers l’épaisse muraille des frondaisons qui servait de socle au crépuscule.
     
    Les pluies de l’après-midi imbibaient l’air devenu plus vif et les ténèbres, préparant leur lit souple, festonnaient, en les laissant frémir, les branches des sapins abaissées sur la route. Victor

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