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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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douloureuses au pouce, obscur sous le manche dans son
rôle de serre-joint.
    Et ceci rien que pour la main gauche. Or la droite n’est pas
en reste, même si dans un premier temps elle se contente de s’abattre comme une
faux sur le plan des six cordes, si possible en cadence, remettant à plus tard
ces doigts qui arpègent, tricotent, butinent, picorent. Le principal étant
d’obtenir un son homogène, qui ne donne pas l’impression d’être produit par une
vieille bicyclette déjantée, couinante et quincaillante. Et maintenant que les
quatre doigts sanguinolents de la main gauche parviennent à rendre un accord
presque parfait, à tel point que vous ne vous lassez pas de le jouer et de le
rejouer, c’est aussi le signe qu’il est temps d’en changer, dans la mesure où
vous tenez à exécuter des morceaux qui ne soient pas essentiellement
répétitifs. Et c’est là que tout se complique. Prenez deux accords : king
et kong, par exemple. Si, après avoir joué king, kong met trop longtemps à se
mettre en place, il se trouvera toujours une oreille attentive pour remarquer
que vous n’avez pas le sens du rythme. Vous chargez donc un camarade du devoir
de physique que vous n’aurez ensuite que le mal de recopier, et pendant ce
temps inlassablement sur le métier remettez votre ouvrage. Tring-trong,
kring-dong, ding-vrong et finalement : king-kong.
    Voilà, vous savez jouer, suffisamment du moins pour passer à
l’étape suivante : l’accompagnement, c’est-à-dire que sur ces mêmes
accords vous avez désormais la possibilité de chanter, non pas à tue-tête (un
chanteur débutant a plutôt tendance à évoluer dans la confidence), mais d’une
voix aigrelettement nasillarde, des chansons violemment contestataires, des
hymnes ravageurs, qui, en remettant en cause l’ordre établi, font beaucoup de
tort à la classe possédante.
    A dire vrai, celles-là, vous les cautionnez du bout des
lèvres, elles vous gênent même un peu (leur manque de nuance, sans doute),
mais, pour ne pas être définitivement sur la touche, vous vous forcez à
entonner l’air du temps, une compromission inesthétique qui ne témoigne pas
d’un grand courage, mais la solitude est vraiment insupportable. Et comment
expliquer, sans passer pour un piteux contre-révolutionnaire, que vos
préférences vont plutôt aux chansons tendres, votre côté fleur bleue, cultivé
en secret sur les plates-bandes des nuits de Saint-Cosmes ? Et d’ailleurs,
à peine possédez-vous sur le bout des doigts deux ou trois accords, que vous
composez.
    C’est fait : en deux temps, trois mouvements et une
kyrielle de mauvaises notes : quatre romances. Mais comment et à qui les
faire entendre ? Vous êtes, rappelez-vous, d’une timidité maladive, de
celle qui ne favorise pas la prise de parole en public sur le mode : et
maintenant je vais vous interpréter une chanson de ma composition, textes et
musique (sous-entendu suggéré : il sait tout faire, ce charmant jeune
homme). L’occasion se présente lors d’une fête de village, à Random. Non pas
sur la scène du théâtre (un vrai, à l’italienne, sans stucs ni dorures mais
avec coulisses, cintres et machinerie), mais juste en dessous, c’est-à-dire
sous les planches que martèle une jeunesse pleine d’entrain, de sorte que vous
entendez vos camarades à l’étage supérieur débiter leurs textes, et le corps
des ballerines piétiner, et les musiciens – un groupe d’inspiration
anglaise – exécuter.
    Une âme charitable vous a traîné jusque là. Evidemment
charitable, car il a fallu sans doute vous prier avant que vous ne daigniez
accepter (à votre décharge, il vous est difficile d’expliquer que vos
réticences n’ont d’autres raisons que la peur et la honte de paraître godiche,
emprunté, bonnet de nuit, sinon vous y seriez déjà). La jeunesse, c’est un
style, et cela crève les yeux que vous n’avez pas la manière. Alors, à peine
arrivé dans les coulisses du théâtre, après avoir vaguement salué les uns et
les autres (lesquels s’en étonnent peut-être, se souvenant qu’il y a peu vous
n’avez pas consenti à répondre à leur bonjour, ne pouvant imaginer que de
l’autre côté de la rue ils n’existent pour vos yeux qu’à l’état de
probabilités, c’est pourquoi vous avez pris l’habitude de baisser la tête
plutôt que de saluer à l’aveuglette des contours brumeux qui se révèlent être
parfois de parfaits inconnus, stupéfaits

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