le monde à peu près
de cette attention que leur porte un
étranger – mais vous entendez déjà les commentaires dans votre
dos : il est lunatique, dit bonjour quand ça lui chante, un coup oui, un
coup non), vous avez été tout heureux de dénicher une guitare dans un
coin : enfin de quoi faire bonne figure, se donner une contenance, se
présenter sous un jour inédit et favorable. Et donc, en espérant discrètement
qu’on vous remarque, le pied droit posé sur une chaise paillée, la tête penchée
à hauteur des cordes, vous avez commencé d’abord à jouer, puis à
marmonner – (king) il pleut sans cesse sur la ville / (kong) et mon
amour est si fragile – tandis que les jeunes artistes s’agitent côtés
cour et jardin, se bousculent, vous heurtent le coude au passage, apparemment
modérément inquiets de la fragilité de vos amours.
Enfin quelqu’un s’aperçoit de vos talents, écoute, et
certainement va vous demander qui est l’auteur de cette merveilleuse chanson,
mais, vous interrompant sans égard pour vos amours, il vous explique qu’il
aimerait bien apprendre à jouer de la guitare, ne pourriez-vous pas lui donner
des cours ? vous obligeant à répondre que vous avez appris tout seul, mais
que s’il insiste vous lui copierez l’emplacement des doigts sur le manche pour
king et kong, avant de reprendre vexé, depuis le début, votre chanson
interrompue (vous n’êtes pas de ces musiciens qui repartent comme si de rien
n’était de la treizième mesure). Puis c’est une majorette, angoissée à l’idée
de s’emmêler dans ses pas de danse, qui entreprend de répéter sous votre nez
(dans les cordes) en levant très haut et alternativement les cuisses, ce qui
n’aurait pas de conséquence directe sur votre jeu, qu’une accélération du
rythme cardiaque, si, se saisissant de sa canne, elle ne la faisait habilement
tournoyer entre ses doigts, et là sentant le danger, votre amour déjà fragilisé
risquant d’être bientôt assommé, vous décidez d’un repli stratégique à l’étage
inférieur, emportez la guitare et la chaise, descendez l’étroit escalier
poussiéreux et choisissez de vous installer non loin du trou du souffleur,
entre les colonnes qui soutiennent la scène.
L’endroit, vous le connaissez bien. Ça vous revient, à
présent. C’était votre vieille tante Marie qui compensait la mémoire
défaillante des interprètes amateurs, si bien qu’avec vos sœurs c’était un
privilège de s’asseoir à côté d’elle, à chacun son tour, sur le banc de bois,
et les yeux à hauteur du plateau d’assister aux représentations. L’une d’elles
notamment vous a impressionné : L’Evasion de Saint-Pierre, où saint Pierre
(un contremaître de la laiterie, outrageusement maquillé, les orbites
charbonneuses, la bouche et les pommettes peinturlurées comme sur le sentier de
la guerre, et vêtu d’une courte tunique en haillons taillée dans un sac en
toile de jute), effondré sur le sol de la prison de la Mamertine derrière de
hautes grilles de cirque, faisait jaillir une source afin de pouvoir baptiser
ses geôliers (un tuyau d’arrosage propulsait par une trappe un puissant jet
d’eau qui s’écoulait ensuite par la guérite du souffleur), avant d’être délivré
par deux anges (dont le facteur, reconnaissable à sa moustache qu’il n’avait
pas voulu raser pour la circonstance, se contentant de la poudrer couleur
chair). Ainsi, grâce à une parfaite connaissance des lieux due à la
fréquentation d’auteurs dramatiques aussi incontestables que Georges Ohnet ou
Paul Féval, vous commencez à chanter vos compositions en espérant (c’est sans
doute une première dans l’histoire du music-hall : se produire sous une
scène devant une salle pleine sans que celle-ci s’aperçoive de quoi que ce
soit) que le son montant se faufile par le trou du souffleur et charme
l’oreille des premiers rangs ou, à défaut, d’une majorette. Le groupe d’inspiration
anglaise prenant la suite, toutes leurs guitares étant électrifiées, vous
abandonnez bientôt la partie. Qu’il pleuve sans cesse sur la ville, il n’y a
pas de quoi s’alarmer au bord de l’Atlantique, mais votre amour si fragile en a
vraiment trop vu.
Pour grand-mère, cela suffisait, ces quelques accords, à
faire de moi un musicien. A ses yeux, je reprenais le flambeau familial
abandonné par grand-père à sa mort, aucune de ses trois filles, à son grand
désespoir, n’ayant persévéré dans
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