Le Mont-Saint-Michel et l'énigme du Drangon
diriger
toute seule. Ils passent par la Beauce où la jument abat tous les arbres et
parviennent aux abords de ce qui est maintenant le Mont-Saint-Michel. Henri
Dontenville a fait remarquer que l’itinéraire de Grandgousier, Gargamelle et
Gargantua est marqué par des sanctuaires dédiés à saint Michel et où rôde le
souvenir tenace du géant Gargantua. En fait, en partant du Monte-Gargano, les
voyageurs passent par Lyon, où le culte de saint Michel a été très tôt à l’honneur,
traversent des campagnes où le nom de Gargantua apparaît très souvent dans la
toponymie, et aboutissent dans la baie du Mont-Saint-Michel comme s’il y avait
nécessité absolue d’y aboutir. On sent que le rédacteur de ces Grandes Chroniques a voulu faire du
Mont-Saint-Michel le pivot obligé de l’aventure de Gargantua.
Mais les habitants du pays veulent s’emparer des provisions
que porte la grande jument. Ils s’enfuient néanmoins, terrorisés par la taille
des géants : ils préfèrent se tenir tranquilles, et, en signe de paix et d’amitié,
ils offrent deux mille vaches. Grandgousier et Gargamelle avaient apporté sur
leur tête chacun un gros rocher : ils les déposent dans la mer [56] ,
et c’est ainsi qu’apparaissent le Mont-Saint-Michel et Tombelaine. Mais
Grandgousier et Gargamelle meurent des suites d’une purgation et Gargantua ne
sait trop quoi faire. Merlin vient alors le retrouver et l’emmène, sur un nuage,
jusqu’en Grande-Bretagne.
Le roi Arthur, enchanté par la vigueur et la taille de Gargantua,
l’envoie immédiatement combattre ses plus féroces ennemis, lesquels sont les Gos et Magos , « forts et puissants, armés de
pierres de taille ». Le roi ajoute qu’il en détient un prisonnier, « lequel
lui faisait peur quand il le regardait ». Gargantua demande à voir ce
prisonnier, le prend « par le collet et le jeta devant tous les barons si
haut qu’on ne pouvait plus le voir, puis il tomba tout mort, aussi froissé que
si une tour fût tombée sur lui ». Bien entendu, Gargantua, à la tête des
chevaliers d’Arthur, met toute son ardeur au combat et massacre allégrement les
Gos et Magos, sauvant ainsi le royaume d’une destruction inéluctable.
Cette aventure est significative. Avec les Gos et Magos , nous retrouvons le texte de l’ Apocalypse , et aussi la tradition selon laquelle la
Grande-Bretagne, avant l’arrivée des Bretons, était sous la domination de
géants, lesquels étaient nés de la copulation des filles du roi de Grèce et de
démons incubes. Le Dragon des Profondeurs n’est pas loin : ce sont
évidemment ces Gos et Magos, et Gargantua joue nettement ici le rôle de
saint-Michel conduisant les cohortes célestes contre les fidèles de Satan et
les rejetant dans l’ombre. L’action se passe en Grande-Bretagne, mais le point
de départ a été précisément le Mont-Saint-Michel, création de Grandgousier, le
père de Gargantua, au terme d’un périple en quelque sorte initiatique qui va
des rives de l’Adriatique aux rives de la Manche. Quant au héros, il combat
victorieusement pour le compte du roi. Et le texte conclut : « Ainsi
vécut Gargantua au service du roi Arthur l’espace de deux cents ans trois mois
et quatre jours justement. Puis fut porté en féerie par Gaïn (Morgane) et
Mélusine, et plusieurs autres, lesquels y sont de présent. » [57]
Mais si le personnage complexe de Gargantua est lié au Mont-Saint-Michel,
le roi Arthur l’est également. Et cette relation se trouve exprimée dans l’ Historia Regum Britanniae , une vaste compilation
écrite vers 1135 par l’érudit gallois Geoffroy de Montmouth. Tout commence par
un rêve d’Arthur lorsqu’il doit quitter son royaume de l’Île de Bretagne, après
avoir laissé la régence à son neveu Mordret. « Dans son sommeil, il vit un
ours volant à travers les airs. Au grognement de l’ours, chaque rivage
tremblait. Arthur vit aussi un terrifiant dragon volant depuis l’ouest, et
illuminant le pays de l’éclat de ses yeux. Quand ils se rencontrèrent, il y eut
un combat merveilleux. Le Dragon attaqua l’ours plusieurs fois, le brûlant de
son haleine embrasée, et finalement jeta son corps écorché sur le sol. Arthur s’éveilla
alors et décrivit son rêve à ceux qui l’entouraient. Ils l’interprétèrent en
disant que le Dragon était lui-même et que l’ours était quelque géant ou autre,
avec lequel il combattrait. »
Il semble que Geoffroy de Monmouth
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