Le Mont-Saint-Michel et l'énigme du Drangon
un lieu initiatique.
C’est dire aussi que l’étymologie du nom du dieu-géant Gargan n’est
certainement pas celle que Rabelais a popularisée. Il ne s’agit pas d’une
référence à la gorge ( gurgem ), mais au qualificatif celtique donné à la
divinité boiteuse, puisqu’une version bretonne de la légende fait du Gergam (ou Gargam ) un
marchand de sel (comme Pantagruel le lanceur de sel) « à la cuisse courbe »,
signification littérale du mot, c’est-à-dire « boiteux » [6] .
Le contact intime avec le divin ne se produit pas sans conséquence physique :
le cas du Roi-Pêcheur de la légende du Graal appartient à la même croyance.
Le Monte-Gargano est un roc escarpé sur les côtes de l’Adriatique,
face au soleil levant. Il se présente réellement comme la première face d’un
monument dont le Mont-Saint-Michel au Péril de la Mer est la deuxième, face au
soleil couchant. Il y a continuité entre les deux sanctuaires. Il y a aussi
équivalence. Et l’auteur de la statue en marbre de saint Michel, qui orne le
sanctuaire du Monte-Gargano, le sculpteur Sansovino, qui vécut au XV e siècle, a eu également sa révélation initiatique.
On raconte en effet qu’il se désespérait de ne pouvoir terminer son œuvre, ne
sachant pas exactement comment représenter les traits de l’Archange. Mais saint
Michel lui serait apparu en songe dans son atelier et aurait sculpté lui-même
son propre visage sur la statue. Décidément, l’Archange de Lumière, s’il est
manifestation divine, prend un soin remarquable à descendre sur cette terre ténébreuse
pour y imprégner sa marque fulgurante.
Il est évident que le Mont-Tombe a été choisi par l’évêque
saint Aubert par référence au Monte-Gargano. Mais se développant dans un
contexte culturel légèrement différent, le culte michaélique a évolué
différemment sur les rivages de la Manche, et le sanctuaire a pris une tout
autre allure, sacrifiant à la magnificence romane avant de succomber aux
délires gothiques flamboyants. Mais quel style, autre que le « flamboyant »,
pouvait mieux symboliser et transmettre en même temps le message de l’Archange
de Lumière ?
On sait qu’un prieuré du Mont fut établi dans une petite île
de la baie de Penzance, dans les Cornouailles britanniques, à l’extrémité
occidentale de la péninsule. Sans avoir la grandeur, ni la célébrité de la
maison mère, ce Saint-Michael’s-Mount est tout de même assez étrange et
impressionnant. Il s’agit effectivement d’une tentative d’imitation, mais le
site a été choisi parce qu’il correspondait à une sorte de point essentiel de
protection, face à l’immense océan, face également, si l’on se réfère à toutes
les légendes celtiques, à cet Autre Monde qui est quelque part, dans une île
des régions du soleil couchant.
Saint-Michel est de garde à la porte du Paradis, nous dit-on.
Mais il est aussi de garde à l’ouest du monde, et c’est assez révélateur des
fonctions qu’on lui attribue. Il est plus que jamais le protecteur des âmes
devant l’inconnu, mais aussi l’introducteur de ces âmes dans ce même inconnu qu’est
l’Autre Monde. On retrouve cette idée dans un autre sanctuaire dédié à saint Michel
en Irlande, dans une île minuscule au large des côtes du Kerry. Il s’agit de
Skellig Michael, le plus grand – si l’on peut dire – des îlots qu’on appelle
les Skelligs. Sur cette butte rocheuse isolée en pleine mer, s’est accroché un
monastère celtique du VII e siècle, à demi
creusé dans le roc, à demi construit dans le vent, en pierres sèches, avec des
cellules qui ressemblent davantage à des trous qu’à des habitations. Des moines
ont vécu là longtemps, aux époques des Chrétientés celtiques. Et ils se sont placés
sous le patronage de l’Archange brillant, de celui qu’on voit apparaître au
milieu des tempêtes. Ce qu’on ne dit pas, c’est que c’est peut-être Michel
lui-même qui déchaîne les tempêtes pour savoir si les humains dont il a la
charge sont capables de supporter l’épreuve et d’assumer leur destin. La
problématique est entièrement celtique.
Ici, rien ne vient rappeler la splendeur du Mont normand ou
la préciosité du Mont cornique. Tout est abrupt, et l’escalier qui mène du
débarcadère vers le sommet est loin d’être un Grand Degré monumental : il
fait corps avec l’îlot, il est abrupt, absolument naturel ,
en conformité parfaite
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