Le Mont-Saint-Michel et l'énigme du Drangon
moindres
vestiges du passé : ils collectionnèrent les manuscrits, les recopièrent
et entreprirent souvent de les restaurer. Il y eut parmi eux des archivistes
consciencieux et des chroniqueurs de talent. Bref, si l’abbaye du
Mont-Saint-Michel n’avait plus sa grandeur d’autrefois, elle brillait encore
dans l’ombre, comme un de ces lieux secrets où l’esprit prépare des lendemains
plus triomphants.
Malheureusement, l’abbaye servait aussi de prison d’État. On
y envoyait non seulement les religieux en pénitence, mais tous ceux qu’une
décision royale gratifiait d’une lettre de cachet. C’est dans ce sens qu’on a
pu parler de la « Bastille des Mers ». Cette vocation pénitentiaire
allait se maintenir pendant longtemps et donner au Mont une réputation assez
fâcheuse, en tout cas peu conforme à sa vocation ancienne. Et, bien entendu, c’était
toujours une forteresse, avec une garnison, ce qui provoquait toujours des
problèmes insolubles entre religieux et militaires.
Le coup de grâce, ce fut la Révolution qui le donna. Le
décret de 1790 qui supprimait les ordres religieux et les vœux monastiques ne
faisait que confirmer une tendance. Les moines n’étaient plus que douze au Mont.
Et l’abbaye devint une prison pour prêtres réfractaires. Ne parlons pas du
pillage et du saccage des bâtiments : cela se passa au Mont-Saint-Michel
comme partout ailleurs, dans le plus pur mépris des ouvrages du passé et dans l’intolérance
la plus complète. La Merveille de l’Occident, en quelques années, ne fut plus
qu’une forteresse sinistre perchée sur son rocher.
Pendant l’époque de la Restauration, Louis XVIII fit de
l’abbaye une « maison de force » destinée aux condamnés aux travaux
forcés ou à la déportation. Ils attendaient là leur départ vers les bagnes d’outre-mer.
Cette nouvelle utilisation des lieux accentua la déchéance du site. La nef
romane fut divisée en trois parties par deux planchers. On y installa, ainsi
que dans le chœur, des ateliers de tisserands et de cordonniers. Dans les chapelles
latérales du chevet, on aménagea des ateliers de fabricaton de chapeaux de
paille. Les salles des Hôtes et des Chevaliers devinrent des filatures. Mais en
1834, un incendie ravagea toutes les installations et fit de nombreuses
victimes.
C’est en 1836 que Victor Hugo vient visiter le Mont en compagnie
de Juliette Drouet. Dans une lettre adressée à sa femme, il décrit l’état
lamentable des lieux avec une pertinence remarquable : « On monte. C’est
un village immonde, où l’on ne rencontre que des paysans sournois, des soldats
ennuyés et un aumônier tel quel. Dans le château, tout est bruit de verrous, bruits
de métiers, des ombres qui gardent des ombres qui travaillent (pour gagner
vingt-cinq sous par semaine), des spectres en guenilles qui se meuvent dans des
pénombres blafardes sous les vieux arceaux des moines, l’admirable salle des
Chevaliers, devenue atelier, où l’on regarde par une lucarne s’agiter des
hommes, hideux et gris, qui ont l’air d’araignées énormes, la nef romane
changée en réfectoire infect, le charmant cloître à ogives si délicates
transformé en promenoir sordide, partout l’art du XV e siècle
insulté par l’eustache sauvage du voleur, partout la double dégradation de l’homme
et du monument combinés ensemble et se multipliant l’une par l’autre. Voilà le
Mont-Saint-Michel maintenant ! Pour couronner le tout, au faîte de la
pyramide, à la place où resplendissait la statue colossale dorée de l’Archange,
on voit se tourmenter quatre bâtons noirs. C’est le télégraphe. Là où s’était
posée une pensée du Ciel, le misérable tortillement des affaires de ce monde. C’est
triste… » La description et l’opinion de Victor Hugo se passent de tout commentaire.
Sous le règne de Charles X, sous celui de
Louis-Philippe et pendant la Seconde République, le Mont servit également de
lieu de relégation pour les prisonniers politiques, fort nombreux d’ailleurs, bien
qu’ils ne fussent pas toujours du même bord. Il y en a eu de célèbres : Gracchus
Babeuf, le premier « communiste », le sabotier Mathurin Bruneau qui
se présentait comme le fils de Louis XVI, le peintre démocrate Colombat, Barbès
et Auguste Blanqui, l’éternel insurgé. Certes, ces prisonniers politiques
jouissaient d’un traitement de faveur par rapport aux prisonniers de droit commun,
mais leur
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