Le Mont-Saint-Michel et l'énigme du Drangon
cassés
et confisqués, condamnant les délinquants à l’amende ». Tout cela devait
être monnaie courante, comme partout, dans toutes les villes, dans tous les
villages. Cela peut choquer dans un endroit par nature sacré, où l’on a
tendance à considérer que l’ aura qui y règne
est toujours bénéfique. Mais c’est précisément là où le Diable rôde le plus
sûrement et le plus sournoisement.
Qu’on se souvienne de ce passage de la Folie Tristan , ce célèbre poème épisodique de la
légende, où il est question du Mont-Saint-Michel dans le plus bel irrespect qui
soit. Tristan est déguisé en fou, et pour faire encore mieux que nature, il raconte
aux autres : « Je reviens des noces de l’abbé du Mont, que j’ai bien
connu. Il a épousé une abbesse, une grosse dame voilée. Il n’est pas de prêtre,
d’abbé, de moine, ni de clerc ordonné, de Besançon jusqu’au Mont, à quelque
ordre qu’il appartienne, qui ne sera invité aux noces, et tous y portent bâtons
et crosses. » Assurément, cela veut dire qu’au XII e siècle, époque où a été écrite la Folie Tristan , le Mont-Saint-Michel, quelle que fût
la ferveur des pèlerinages qui s’y déroulaient, avait la réputation d’un
endroit où l’on se détendait. Et aussi d’un endroit riche, si l’on en croit un
passage du Roman de Tristan dû au Normand
Béroul. Il s’agit de l’épisode où Tristan et Yseult, dans la forêt de Morois, ont
décidé de se réconcilier avec le roi Mark. Comme la reine est vêtue de haillons,
l’ermite Ogrin se charge de lui procurer des vêtements dignes de son rang :
« L’ermite s’en va au Mont [42] , à cause des richesses
que l’on y trouve. Il achète en quantité vair et petit-gris, étoffes de soie et
de pourpre bis, écarlate et fine toile blanche, bien plus blanche que fleur de
lis, et un palefroi qui va doucement à l’amble, richement paré d’or flamboyant.
L’ermite Ogrin achète, prend à crédit et marchande à tel point les étoffes de
soie, le vair, le petit-gris et l’hermine, qu’il finit par vêtir somptueusement
la reine. » En somme, on trouve tout au Mont-Saint-Michel, ce qui prouve
la richesse des habitants et aussi l’essor considérable du commerce dans ce
lieu isolé qui était cependant un carrefour d’échanges tout à fait exceptionnel
entre voyageurs venus des pays les plus divers. Au fond, de nombreux sites de
pèlerinage, nés de la foi et de la ferveur, sont devenus par la suite des
villes commerçantes et ont accumulé ainsi des richesses considérables.
Il y a plus grave. Pourquoi le Mont-Saint-Michel, dont la vocation
primitive et essentielle est d’affirmer la présence de l’Archange Michel et la
nécessité de son culte de Lumière, a-t-il été si longtemps une sombre prison
dans laquelle ont été enfermés des prisonniers qui n’étaient pas toujours
coupables ? Apparemment, il y a incompatibilité entre un monastère dédié à
un Libérateur des Âmes et une sordide prison où l’on châtie les corps sans trop
s’occuper du salut des âmes. Et, pendant des siècles, l’abbaye du
Mont-Saint-Michel a servi de prison d’État.
Certes, ce sont les circonstances qui ont provoqué cette vocation
plutôt contestable. Les guerres continuelles, en particulier la guerre de Cent
Ans, amenaient la garnison à faire de nombreux prisonniers, lesquels étaient
précieusement gardés au Mont parce qu’ils représentaient une grande valeur :
il ne faut pas oublier qu’au Moyen Âge, on s’enrichissait à faire des prisonniers
et à les libérer moyennant une rançon. C’était une façon comme une autre de
faire légalement fortune, et c’était la règle d’un jeu universellement admis. Mais
la paix revenue, les prisons n’en existaient pas moins. Aussi eut-on l’idée de
les utiliser.
C’est Louis XI qui décida de faire du Mont-Saint-Michel
une prison d’État : pour lui, cette abbaye-forteresse, isolée au milieu de
la mer et des sables, convenait parfaitement comme lieu d’exil et de réclusion.
C’est là que ce roi tortueux, cette « universelle aragne », fit
installer, au cours d’un de ses pèlerinages – il était fort dévot à saint
Michel et fort superstitieux –, l’une de ses célèbres fillettes dont l’invention est due, selon la
tradition, au cardinal Jean de La Balue, lequel, lorsqu’il fut disgracié, en
fut la victime en quelque sorte expiatoire.
Une fillette était une cage
formée
Weitere Kostenlose Bücher