Le mouton noir
lui-même le lança sur cette piste:
â Sauf erreur, vous êtes marchand, nâest-ce pas? Jâaimerais le devenir, mais par où commencer?
â Par le commencement. Il y a un début à tout, jeune homme. Jâai appris mon métier au côté de mon père. On ne peut guère débuter un négoce si on ne possède pas au départ un petit magot.
â Mais comment mettre la main sur les deniers nécessaires?
â Ah! Jeune homme, je vois que vous avez beaucoup à apprendre. Vous ne me semblez pas sot, aussi je veux bien partager un secret avec vous.
Dâun air suffisant et satisfait de sa grosse personne, le marchand fit craquer ses doigts et, après avoir fait sonner un peu de monnaie dans ses goussets, déclara:
â Je nâavais pas un sou vaillant quand jâai rapporté pour la première fois des centaines de livres.
Clément sâen montra fort étonné.
â Vraiment! Des centaines?
â Câest la pure vérité.
Ne manquant pas de flatter le personnage dans le bon sens du poil, il dit:
â Câest admirable, monsieur, dâêtre parti de rien pour parvenir à tant. Il nây a que des personnes très avisées qui peuvent obtenir de tels résultats. Pour ma part, je ne saurais y faire.
Le marchand, qui semblait aimer faire la leçon aux autres, ne manqua pas de dire à Clément:
â Jeune homme, dans la vie, il faut être habile. Câest la seule façon de sâélever dans la société.
â Me ferez-vous lâhonneur de me révéler enfin ce secret qui vous a rendu riche?
Regardant tout autour de lui comme si quelquâun avait pu les épier, le marchand baissa un peu le ton avant de poursuivre:
â Les hommes en général sont des êtres naïfs. Il suffit de les étudier pour découvrir parmi eux ceux qui vous feront confiance.
â Et alors?
â Vous leur faites croire nâimporte quoi. Vous leur dites que vous connaissez une façon infaillible de faire beaucoup de sous et soyez certains quâils vont vous écouter.
Sans bien sâen rendre compte, Clément lui-même, fasciné par les propos de cet homme, était précisément en train de tomber dans le panneau. Il intervint de nouveau en sâécriant:
â Vous en conviendrez, ce nâest pas tout de le leur dire, il faut réellement connaître cette façon de faire des sous!
Le marchand le dévisagea et sâécria dâune voix triomphale:
â Pardi, jeune homme! Ne me dites pas que vous ignorez vraiment que lorsquâon ne possède pas un sol vaillant, il nây a quâun seul moyen infaillible de faire de lâargent?
â Je lâignore, je lâavoue.
â Pourtant, rien nâest plus simple!
â Vraiment?
â Il suffit tout simplement dâutiliser lâargent des autres.
Clément nây comprenait plus rien. Le marchand sâen avisa et dit:
â Allons, mon bon ami, comment pensez-vous que ceux qui nous dirigent ont fait fortune?
Voyant que Clément ne répondait pas, le marchand vint à son aide:
â Mais, voyons! Avec lâargent du peuple, cela va de soi! Pourquoi, pour notre compte personnel, hésitons-nous à faire comme eux?
â Parce que câest risqué et malhonnête.
â Risqué? Nenni! Il suffit de savoir comment manÅuvrer. Malhonnête? Pas tant que ça! Jâai acheté des marchandises avec lâargent que dâaucuns me remettaient à cette fin. Bien entendu, je me suis payé pour mes services. Les marchandises achetées, je les ai revendues trois fois leur prix. Mais est-ce nécessaire dâen aviser les prêteurs? Je ne leur ai remis que la valeur de leur prêt, plus une part minime du profit. Ils nây ont vu que du feu. Je ne les ai pas trompés. Ils ont accepté mes conditions et je nâai eu quâà tirer la couverte de mon bord. Il faut savoir quâà un bout, il y a le prêteur et à lâautre, lâacheteur. Câest lui quâil faut convaincre de payer le gros prix. Les profits se font là . Tu piges dans lâassiette au beurre et, au besoin, tu inventes une raison pour expliquer à ceux qui tâont confié leurs sous pourquoi tu nâas pas obtenu tous les profits escomptés.
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