Le mouton noir
de ses sous. «Sans doute, se dit-il, en a-t-il beaucoup moins quâil ne le laisse entendre.»
Une fois à Paris, Clément eut un mouvement de recul quand ils pénétrèrent dans lâatelier du chapelier. Une forte odeur sâen dégageait, que le marchand attribuait aux acides servant au nettoyage et à lâassouplissement des peaux utilisées à la fabrication des manteaux. Le marchand, qui ne visitait certainement pas lâatelier pour la première fois, le conduisit dans une vaste pièce où on fabriquait des chapeaux de castor. Au moyen dâune plane, des ouvriers sâaffairaient à arracher les poils des peaux. Devant ce spectacle, Bréard voulut parfaire les connaissances de son associé.
â Sais-tu quâil y a deux espèces de peaux de castor? Le castor gras et le castor sec. Il faut environ sept heures pour fabriquer un seul chapeau. Le feutre qui les compose se fait avec cinq onces de poil de castor gras et deux onces de poil de castor sec.
Clément écoutait ces explications avec attention, tout en sâintéressant au travail des hommes. Bréard le poussa bientôt du coude en lâinvitant à le suivre:
â Viens, que je te montre le plus intéressant pour nous.
Il entraîna Clément dans une autre partie de la pièce, où des ouvriers fabriquaient une autre sorte de chapeaux, ceux-ci faits dâun tiers de laine de vigogne et de deux tiers de poil de lapin, le tout recouvert dâune mince couche de poil de castor. Bréard lui précisa, en se frottant les mains:
â Voilà les chapeaux qui vont me permettre de faire un bon magot.
Une fois de plus, Clément remarqua quâil nâavait parlé que pour lui-même.
â Quâont-ils de si particulier?
â Ce sont des demi-castors, trois fois moins chers que les vrais.
Bréard sâempara de deux des chapeaux et les lui tendit.
â Lequel est un chapeau de castor? Lequel est contrefait?
Clément ne put faire la différence; Bréard triompha.
â Ceux qui nây connaissent rien nây voient que du feu. Il leur faudrait briser leur chapeau pour se rendre compte quâil nâest pas tout de castor.
Baissant la voix et clignant de lâÅil vers Clément, il ajouta:
â Nous achèterons à moindre prix ces chapeaux contrefaits pour les revendre au même prix que les vrais. Tu verras tout lâargent quâon peut gagner à ce commerce.
Clément ouvrit de grands yeux. Sa surprise semblait si grande que Bréard sâempressa dâajouter:
â Allons donc! Aurais-tu des scrupules? Deuxième leçon, et non la moindre, jeune homme, tout bon marchand te le dira: âSi tu veux devenir riche, apprends que les chemins détournés mènent toujours plus vite à la fortune que ceux qui paraissent bien droits.â
Ils ne quittèrent pas lâatelier sans que Bréard obtienne ce quâil était venu y chercher. Le marchand sâassura aussi que le chapelier était intéressé par les peaux de castor promises dès lâautomne suivant:
â Vous êtes toujours preneur pour de nouvelles peaux?
â Je le suis toujours dans la mesure où le prix auquel on me les vend me convient.
â Vous avez toujours fait affaire avec mon père de son vivant. Avez-vous eu à vous en plaindre?
â Que non!
â Tel père, tel fils. Vous nâaurez quâà vous louer dâavoir traité avec moi.
Il passa un marché par lequel le chapelier avançait une somme de six mille livres tournois pour lâachat de marchandises à troquer contre des peaux de castor livrables à La Rochelle à neuf livres la peau. Clément, qui connaissait la teneur des marchés de ce genre, leur servit en quelque sorte de notaire.
â Je nâai quâune parole, assura Bréard en saluant le chapelier. Lâautomne prochain, vous aurez en main les peaux attendues, de première qualité et au prix dont nous venons de convenir.
Deux jours plus tard, les voyageurs reprenaient la route de La Rochelle. Tout le long du trajet entre Paris et La Rochelle, Bréard parvint à vendre à trois fois leur valeur la centaine de chapeaux contrefaits achetés au chapelier. Clément eut la tâche de les transporter dâune place à lâautre et dâune patache dans
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