Le mouton noir

riches.
    â€” Vraiment?
    L’homme secoua la tête et répéta, l’air profondément déçu:
    â€” Ce n’est pas de chance!
    Clément commanda un verre de guildive.
    â€” Pour noyer ma peine, dit-il.
    L’homme le regardait avec insistance et finit par lui dire, au bout d’un moment:
    â€” Peut-être est-ce encore possible… Je te surveillais depuis quelques jours. J’avais pour toi une mission fort lucrative.
    â€” Laquelle, donc?
    â€” M’apporter une signature de l’intendant et du procureur.
    â€” Pourquoi faire?
    â€” Tu poses trop de questions. Si je te demandais cette faveur, saurais-tu le faire?
    â€” La signature de l’intendant et du procureur? Peut-être bien. Mais je ne travaille jamais pour rien et sans savoir à qui j’ai affaire.
    â€” Ça, je vais te l’apprendre. De nouveau, me trouverais-tu ces signatures?
    â€” Sans doute.
    â€” Comment?
    Avant de répondre, Clément s’assura que personne n’écoutait, puis il dit à mi-voix:
    â€” Je peux retourner sur place sous prétexte d’y chercher des objets oubliés m’appartenant. Mais pourquoi vous rendrais-je ce service?
    â€” Parce que ça pourrait te rapporter gros.
    â€” De quelle façon?
    L’homme lui dit:
    â€” Suis-moi!
    Ils sortirent de l’auberge pour se diriger vers la Basse-Ville. Après avoir tourné au coin d’une rue plongée dans l’obscurité, les deux compères pénétrèrent dans un hangar tout aussi peu éclairé que les alentours. L’homme se dirigea vers un poêle où brillaient quelques tisons. S’emparant d’une éclisse de bois, il l’enflamma aux tisons et s’en servit pour allumer une chandelle. D’une armoire basse dressée au fond de la pièce, il sortit un attirail d’imprimerie. Clément ne voyait pas où l’autre voulait en venir jusqu’à ce qu’il lui présente les fausses cartes qu’il avait imprimées. Il n’y manquait que les signatures de l’intendant et du procureur pour devenir de la monnaie de carte. Clément les examina de près. Il passa la réflexion:
    â€” Je me demande bien qui a pu avoir l’idée de se servir de jeux de cartes pour en faire de la monnaie…
    â€” L’idée n’est pas si mauvaise, dit l’homme. C’était sans doute la façon la plus simple de remplacer la monnaie manquante. Sans ces cartes, toutes les transactions monétaires du pays seraient compromises. Quant à moi, cette façon de faire me va fort bien: c’est la monnaie la plus simple à falsifier. Tu sais sans doute que le gouverneur est sur le point de procéder à une nouvelle émission de monnaie de cartes.
    â€” En effet, je me souviens d’une ordonnance récente où il était question d’en produire de nouvelles parce que les anciennes sont tellement gâtées qu’on a de la difficulté à les lire. L’intendant disait justement qu’elles pourraient être contrefaites en France.
    Son nouvel ami ne manqua pas de s’exclamer, sourire aux lèvres:
    â€” Il a sans doute oublié de mentionner qu’elles pourraient l’être également en Nouvelle-France!
    Reprenant son air sérieux et crispant la mâchoire, il se fit menaçant:
    â€” Si tu révèles ce que tu viens de voir et d’entendre, tu peux dire adieu à la vie.
    Clément le regarda sans broncher. Bien malgré lui, il avait de l’admiration pour cet homme qui était parvenu à réaliser une si belle imitation.
    â€” Vous avez fort bien reproduit la signature du gouverneur. Comment n’avez-vous pas pu imiter celles de l’intendant et du procureur?
    â€” Parce que sur une émission de monnaie de cartes, ils rapetissent leur signature, ce qui la rend beaucoup plus difficile à reproduire.
    â€” Fort bien. Et alors?
    â€” Une signature récente de l’intendant et du procureur à la mesure voulue me serait d’une très grande utilité.
    â€” Pourquoi donc?
    â€” Pour le moule que j’en ferai et l’étampe que j’en tirerai.
    Sur ce, il retourna fouiller dans l’armoire d’où il avait tiré ses accessoires d’imprimerie. Il en revint avec en main un moule