Le mouton noir
lâautre, et ce jusquâà épuisement du stock. Pour garder ses chapeaux près de lui, il fit tout le voyage sur le banc du conducteur. Pas un seul instant, il ne songea au danger dâagir de la sorte. Si les choses avaient mal tourné, lui seul aurait été arrêté avec les chapeaux contrefaits, mais cette idée nâeffleura jamais son esprit.
Chapitre 8
Le métier rentre
Ils passèrent le reste de lâhiver à vaquer à lâachat de marchandises pour le compte du chapelier et pour celui de Bréard. Partant de bon matin, ils faisaient les boutiques des marchands. Bréard négociait lâachat de la moindre bagatelle, marchandant le prix du plus petit bouton et des paquets dâaiguilles avec autant dâacharnement quâil le faisait pour les marmites, les couteaux et les fusils. Il ne pliait jamais devant le prix proposé par un marchand; si celui-ci ne cédait pas, avec un air offusqué, il claquait la porte pour se diriger ailleurs. Clément et Bréard arpentèrent de la sorte des dizaines de boutiques, tant à La Rochelle quâà Rochefort et même à Bordeaux, sâarrêtant pour la nuit dans des auberges douteuses où les puces ne manquaient pas, mais où Bréard marchandait chaque fois le prix de la chambre.
Clément le secondait de son mieux, tenant à jour les registres et se tapant les copies de longues listes de marchandises quâils devraient laisser en France à titre de connaissements au départ des navires dans lesquels il les feraient transporter jusquâà Québec, tout comme celles quâils gardaient pour eux. Toutes les marchandises ainsi achetées étaient entreposées dans des fûts en attendant de trouver place dans les vaisseaux au moment voulu. Sur chaque fût, Bréard faisait graver sa marque, un B à lâendroit, un autre à lâenvers. Le marchand ne vivait et ne parlait que de lâargent quâil allait faire.
â Avec ces marchandises échangées contre des fourrures, disait-il à Clément, je fais du deux cents pour cent.
Clément ne sâétait jamais habitué à le tutoyer. Jouant le jeu, il murmurait chaque fois dâune voix extasiée:
â Si vous ne me le disiez pas, je ne le croirais jamais.
â Câest pourtant ainsi, tu verras, quand nous vendrons le tout aux habitants de Québec. Une fois les marchandises vendues et les peaux achetées, les six mille livres du chapelier lui rapporteront quelque chose comme dix mille livres. Quant à moi, je ferai tout aussi bien que lui.
Une fois de plus, Clément aurait préféré lâentendre parler au «nous» plutôt quâau «je». Il commençait à trouver quelque peu curieuse lâassociation qui le liait au marchand et sâen voulait de ne pas avoir insisté pour la faire coucher sur papier devant notaire.
«Il me fait travailler pour lui, songeait-il, et sans doute que je nâen retirerai pas un sou. Il prétextera quâil a payé mon passage, ma nourriture et mon logement pour mâexclure de ses marchés.»
Cependant une autre chose lâinquiétait et il sâen ouvrit au marchand:
â Avez-vous un congé de traite?
â Pourquoi donc?
â Personne ne peut vendre des fourrures sâil nâa dâabord obtenu un congé de traite.
â Il y a des exceptions à tout, railla-t-il, et René Bréard en est une.
Renversant sa tête en arrière, lâhomme partit dâun grand rire, fier dâavoir suscité lâétonnement de Clément. Vraiment, le comportement de cet homme surprenait de plus en plus son associéâ¦
Ils montèrent sur le Saint-Jean-Baptiste-de-Dieppe , troisième navire en partance de La Rochelle pour Québec cette année-là . Le tiers des marchandises quâils avaient achetées trouva place dans la cale. Le marchand sâétait assuré que leur vaisseau passait par les îles dâAmérique. Il nâaimait rien tant que se vanter, ne manquant jamais une chance de le faire en présence de Clément:
â Je ne suis point homme à mettre tous mes Åufs dans le même panier. Nos marchandises voguent vers Québec dans trois vaisseaux différents. Je nâoublie pas que, sur cent vaisseaux qui entreprennent un tel voyage, un se retrouve au fond de la mer.
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