Le mouton noir
Sâil arrivait malheur à lâun des trois, je nâaurais pas tout perdu, comme dâaucuns que je connais.
â Vous êtes prudent, reconnut Clément. Vous ne faites pas comme la Perrette de monsieur de La Fontaine avec son pot au lait.
â Câest ainsi quâon devient riche, mon garçon: en tenant compte du moindre détail. Tu vois, plutôt que de nous embarquer sur un vaisseau qui gagne directement Québec, jâen ai choisi un qui fait escale aux îles dâAmérique.
â En Martinique ou en Guadeloupe?
â En Martinique. Tu nâas pas oublié pourquoi?
â Ah, que non: le rhum! Il faut faire dâune pierre deux coups.
â Tu devrais de préférence dire trois coups, car la guildive de la Martinique fera grossir ma fortune et tu verras bien comment.
Clément ne sâétonnait plus de lâentendre parler de la sorte. Il nâétait jamais question dâautre chose que de sa fortune gagnée par des moyens plus ou moins honnêtes en misant sur la naïveté des gens. Clément se sentait de plus en plus piégé et il regrettait dâavoir fait si vite confiance à cet homme. Il reconnaissait toutefois que Bréard manifestait un extraordinaire don de vendeur, savait bien manÅuvrer ses pions et, surtout, quâil ne manquait pas dâassurance.
Dès quâils furent en Martinique, Bréard, se rengorgeant comme un pigeon, dit à Clément:
â Regarde-moi faire! Si un jour tu peux en faire autant, ta richesse est assurée.
à peine eut-il foulé le sol quâil se dirigea droit vers un entrepôt dont les effluves ne pouvaient tromper: câétait une fabrique de rhum. Se tournant vers Clément, il déclara:
â Il y en a plusieurs ici. Ce quâil faut, câest les mettre en concurrence. Tu leur fais croire que tu es acheteur de trois mille pintes de rhum. Tu leur demandes leur prix. Tu laisses entendre quâun concurrent offre le même nombre de pintes à moindre prix. Ils sâempressent de baisser leur tarif. Tu dis: âJe vais voir ailleurs!â, et tu passes la porte. Tu joues la même pièce à chacune des fabriques et tu choisis celle qui te consent le meilleur prix. Tu y retournes et tu déclares que tu acceptes dâacheter trois cents pintes à condition quâils te vendent la pinte au même montant quâils te faisaient pour trois mille, à prendre ou à laisser.
â Et ça marche?
â Presque à tout coup! Parfois, ils vont vouloir augmenter leur prix en raison du moins grand nombre de pintes achetées. Tu menaces alors de tâadresser à la concurrence et hop! tu gagnes le gros lot.
Bréard fit exactement comme il lâavait conté. Une fois ses trois cents pintes achetées, il donna congé à Clément pour le reste de la journée.
â Tu peux aller te promener. On se retrouvera ce soir. Jâai des gens à rencontrer, mais rien dâautre à acheter.
Clément ne se fit pas prier pour se promener dans les alentours, se familiarisant avec cet endroit si différent de tout ce quâil connaissait, tant par la végétation que par la couleur des habitants. Pendant ce temps, Bréard se mit à la recherche dâune barrique vide similaire à celle quâil venait dâacheter. Il y transvida la moitié de la barrique de rhum et fit ajouter lâeau nécessaire pour remplir les deux fûts. Après quoi, il se frotta les mains. Il détenait maintenant six cents pintes de rhum alors que nâen figuraient que trois cents sur ses registres.
Revenus à Québec, ils ne tardèrent pas à prendre la route de la Côte-de-Beaupré. Clément tenait la liste de ceux qui avaient versé un acompte et, comme des colporteurs, ils sâarrêtaient chez chacun de ces habitants pour livrer les pintes de rhum promises. Clément sâétonna toutefois: le marchand nâinsistait pas pour prendre de nouvelles commandes.
â Pourquoi, pendant que nous y sommes, nâen profiterions-nous pas pour leur offrir de renouveler?
â Ils doivent verser les livres en surplus pour payer les pintes quâils reçoivent, ce nâest pas le temps de tenter de leur en soutirer davantage pour des pintes à venir. Il sera préférable de revenir au début de lâautomne, avant
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