Le mouton noir
Il fit mine de réfléchir et proposa:
â Que diriez-vous de casser la croûte demain sous les arbres dâautomne, du côté du Cap-Rouge?
â à demain! dit-elle.
Il se démena ensuite pour trouver voiture et cheval, tout heureux de pouvoir lâemmener admirer les couleurs dâautomne. Mais une surprise lâattendait quand il la retrouva: elle était accompagnée dâune de ses amies qui lui servait de chaperon.
â Vous nâalliez pas croire, monsieur Perré, que je viendrais seule?
â Vous ne mâen voyez aucunement offusqué. Tout cela va de soi. Vous ne me connaissez ni dâÃve ni dâAdam. Laissez-moi vous dire que le simple plaisir de vous voir suffit à me mettre en joie.
Ils descendirent du côté du Cap-Rouge, se remplissant les yeux du spectacle tout en couleur que leur offrait la nature en ce temps de lâannée. Ils sâarrêtèrent au bord de la rivière, là où elle se jette dans le fleuve. Assis sur des pierres près de lâeau, tout en causant de tout et de rien, ils sâintéressèrent un moment aux ébats des pluviers et des bécasseaux en quête de nourriture. Puis Clément fit soudain la réflexion:
â Mon grand-père a vécu ici.
â Votre grand-père?
â Vous avez sans doute entendu parler du Tonsuré?
â Le Tonsuré? Non, jamais.
â On lâappelait ainsi parce quâil avait été à moitié scalpé par les Iroquois, mais il a survécu. En tentant de retrouver ma grand-mère, prisonnière des Iroquois, il sâest noyé. Pourquoi jâévoque son souvenir? Vous voyez la maison là -bas, de lâautre côté de la rivière?
â Laquelle?
â Il y a une maison un peu en retrait, non loin du passage, câétait leur maison dâété. Eh bien! Les Iroquois ont attaqué mon grand-père devant cette maison. Mon père avait alors à peine dix ans. Câest ce quâil mâa raconté. Il sâest réfugié dans la maison. Les Iroquois lâauraient certainement emmené captif avec sa mère, mais les hommes du seigneur Juchereau sont arrivés et ont empêché les Iroquois dâachever leur Åuvre. Un Iroquois avait commencé à lever la chevelure de mon grand-père, mais nâa pas eu le temps de finir son geste. Câest pour ça que par la suite, mon grand-père Arnaud a été surnommé le Tonsuré. Jâavoue quâil y a fort longtemps que je voulais venir ici, pour voir. Je suis curieux, vous savez!
â La curiosité nâest point un vice. Je la classerais plutôt parmi les qualités. Nâest-ce pas elle qui fait progresser le monde? Après tout, câest pour avoir eu la curiosité de pénétrer dans le fleuve Saint-Laurent que messire Jacques Cartier a découvert ce coin de pays. Nâest-ce pas ici, au Cap-Rouge, quâil a passé un hiver?
â Je dois avouer que vous me lâapprenez.
â Vous gagnerez à me connaître, monsieur Perré, jâaurai sans doute encore beaucoup à vous enseigner.
â Dâoù vous vient cette belle assurance?
â De lâexpérience que jâai de la vie. Quand vous aurez fait le tour de mon jardin, vous verrez quâil nây a pas poussé que des fleurs.
â Il en va de même dans le jardin de chacun, renchérit Clément. Le mien est peut-être moins chargé et moins riche en expériences que le vôtre, mais il nâest pas pour autant dépourvu dâintérêt.
â Vous nâallez pas nous gâter cette belle journée par des propos aussi graves, sâindigna lâamie de la jeune veuve. Allons, jâai faim et, fort heureusement, nous avons de quoi nous mettre sous la dent.
Elles avaient apporté un peu de nourriture. Ils sâen régalèrent puis, profitant de ce que le temps les gâtait dâune bonne chaleur, ils marchèrent le long du fleuve et, pour la première fois, il lui tint la main pour lâaider à franchir un cran de rocher. Il fit de même pour son amie. Toutes deux se moquèrent de voir que ce simple contact le faisait rougir.
â En voilà un, dit Justine, quâun simple geste émeut.
Son amie sâécria:
â Jâaimerais bien savoir
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