Le mouton noir
maigrelet? Il lui fallait aussi connaître un peu ses goûts et ses intérêts, ses qualités et ses défauts. Qui pourrait le renseigner mieux que sa mère elle-même? Ne voulant pas risquer dâêtre bêtement reconnu après sa visite, il se laissa pousser une moustache et changea sa façon de se coiffer. Justine sâen avisa et lui demanda:
â Pourquoi ces fantaisies de ta part? Je tâai connu sans la moustache. Est-ce que je saurai seulement mây habituer?
â Un homme a bien le droit de se soucier de son apparence. Il me semble quâune moustache met plus en confiance.
â Si tu le croisâ¦
Quand, après deux semaines, il fut satisfait de la transformation, il mena discrètement son enquête au sujet du fils de cette dame Boishébert. Les affiches étant toujours aux portes des auberges, il fit mine de sây intéresser, espérant de la sorte obtenir des badauds quelques renseignements intéressants.
â La veuve Boishébert tient à son idée, dit-il.
â Tout ça pour son insignifiant de fils, dit spontanément un homme.
â Vous lâavez connu?
â Un bailloux de la pire espèce. à croire quâil ne savait pas à quoi servent deux mains. En plus, gnagnian sur les bords. Un grand échalas sec avec une tignasse plus rousse que noire et, en plus, laid comme le cul du diable.
â Il devait bien avoir quelques qualités?
â Oui, celle dâêtre le fils dâune veuve très riche.
Sa réflexion fit sâesclaffer tous les hommes présents et la conversation dériva sur tous les bailloux de leur connaissance. Clément avait obtenu ce quâil désirait. Deux jours plus tard, il se présentait chez la veuve sous le nom de Bernard Dubois.
â Je suis, commença-t-il sans sourciller, un ami de votre fils. Jâarrive des Pays dâen haut. Jâai vu votre annonce sur la porte de lâauberge du Chat qui dort et je me suis empressé de venir vous rassurer.
â Enfin! dit la veuve, tout émue, je savais que mon Augustin était toujours vivant. Le cÅur dâune mère ne se trompe pas là -dessus. Comment va-t-il?
â Il se porte à merveille.
â Pourquoi ne mâa-t-il pas écrit?
â Il lâa fait, madame, mais les lettres quâil vous a écrites se sont perdues quand ceux à qui il les avait confiées ont chaviré sur la route du retour. Votre fils a décidé de passer un an de plus à la traite du côté de Détroit. Câest là que je lâai connu. Vous recevrez sans doute des nouvelles de sa part à lâautomne par les coureurs des bois qui reviendront de là -bas.
â Ah! Jeune homme! Vous ne pouvez pas savoir à quel point vous apaisez mon cÅur de mère. Mais êtes-vous certain que celui dont vous me parlez est bien mon Augustin? Vous ne lâauriez pas confondu par hasard avec un autre?
â Jamais de la vie, madame! Il nây a quâun Augustin à lâesprit vif et au regard brillant. Je le vois là , debout devant moi, ses cheveux paraissant de feu dans le soleil couchant, en train de discourir de toutes sortes de projets, ne manquant pas de rappeler que sâil était là où il se trouvait, il vous le devait entièrement.
La veuve, la larme à lâÅil et la bouche béante, buvait avec un vif plaisir les paroles de Clément, alias Bernard Dubois. Quand il eut fini son panégyrique, la veuve se leva et revint avec une liasse de plusieurs centaines de livres.
Dâune voix vibrante, elle dit:
â Jâavais promis une récompense à qui me donnerait des nouvelles dâAugustin.
Clément, sans trop appuyer ses dires, laissa entendre quâil nâétait pas venu pour la récompense.
â Prenez, jeune homme. Vous le méritez. Retournerez-vous là -bas bientôt?
â Dans quelques jours, je pars pour Montréal, après quoi je filerai de nouveau à Michillimakinac.
La veuve lui tendit une autre liasse de billets.
â Je vous les confie, dit-elle. Vous les donnerez à mon Augustin avec la lettre que voici.
Clément promit quâil saurait bien retrouver Augustin et quâil lui remettrait sans faute lâargent et la lettre. Quand il revint chez lui, tout guilleret, et que Justine le vit couper sa
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