Le mouton noir
prendre.
â Tu connais ce genre de pêche? dit Roger.
â Très peu, admit Clément.
â Tu vois, les anguilles longent la côte. Quand une clôture, partant du rivage et se refermant en courbe vers le large, les empêche de continuer leur route, elles reviennent en arrière, refont le même trajet, et se butent de nouveau à la même clôture.
â Elles nâont pas idée de passer plus au large?
â Voilà ce qui est étonnant. Celles qui le font se butent à la clôture suivante, tournent ainsi dans le même coin et se font surprendre par la marée baissante. Quand lâeau se retire, nous nâavons plus quâà les ramasser, les saler en masse et les vendre à ceux qui ne pêchent pas.
â Depuis le temps que tu vends de lâanguille, tu dois avoir de nombreux clientsâ¦
â En effet, mais je risquais cette année de les perdre parce que ma barque est en radoub. Avec la tienne, nous ferons des affaires dâor. Je serai généreux, je partagerai de moitié.
Clément, qui nây connaissait rien, se déclara satisfait du marché. Ils parcoururent de la sorte les côtes de Lotbinière, accostant à différents quais pour charger la barque et vendre leurs prises. Les habitants apportaient leurs surplus dâanguilles pêchées devant leur terre, que Roger examinait dâun Åil connaisseur. Il établissait son prix à trois ou quatre livres du cent.
â Nous en aurons huit à dix livres à Montréal, disait-il à Clément.
â Câest un bon prix?
â Meilleur que bon. Je dirais excellent, et cette année, lâanguille abonde.
â Il y a donc des années meilleures que dâautres?
â Un peu comme pour la pluie et le beau temps. Jâai vu des années maigres, mais ordinairement, câest bon, comme cette année et comme lâan dernier.
Clément écoutait Roger parler et aussitôt il se mettait à compter, se figurant combien il lui reviendrait cette année, une fois les profits divisés par deux. Il rêvait déjà de ce quâil toucherait au cours de lâannée à venir, quand il serait son propre patron. Il devrait, bien sûr, pour le seconder dans son travail, engager au moins deux hommes auxquels il paierait salaire, mais ensuite, tous les profits seraient pour lui. Il lui faudrait évidemment créer sa clientèle. Il se proposait déjà dâarpenter la côte sud du côté de Beaumont, Saint-Vallier et Saint-Michel. Sâil ne se montrait pas trop vorace dans ses prix, il avait de fortes chances de sâaccaparer le marché. Pour lors, il devait se contenter dâapprendre et de bien observer. Les profits de cette année lui permettraient de passer lâhiver, mais lâan prochain⦠Il sâassoyait et se mettait à rêver.
La saison fut bonne. Ils vendirent leurs anguilles à Montréal et en obtinrent dâexcellents prix. Clément participa à la vente, apprenant auprès de Roger les trucs du métier. Lâapprenti-pêcheur négociait, marchandait, tenait son bout ou pliait selon les circonstances, apprenant à ne pas pousser trop loin son avantage. Certains clients se montraient avisés. Il se reprenait avec les moins expérimentés ou les moins regardants. Il aimait lâatmosphère qui se dégageait de ces tractations et la comparait volontiers à un jeu dont sortait gagnant celui qui avait les meilleurs atouts.
â De lâanguille de première qualité! criait-il. à dix livres le cent, câest donné.
â Dix livres le cent! Va les vendre à ta mère!
â à la tienne, je les ferais bien à neuf livres.
â Pourquoi pas huit?
â Pourquoi pas, après toutâ¦
Aussitôt, les hommes sâapprochaient. Clément savait quâil réussirait à vendre des dizaines de barriques à ce prix. Roger lâencourageait. Ils formaient une belle paire et dâun jour à lâautre leurs réserves baissaient. En suivant les conseils de Roger, il alla acheter quelques barriques vides auprès dâun tonnelier avec qui il marchanda.
â Nous garderons les dernières pour nous, dit Roger, trois barriques pour moi et autant pour toi, Quâen dis-tu?
â Certainement trois pour moi. Jâai
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