Le mouton noir
voyait beaucoup de choses qui sây passaient et ne manquait pas de mâen faire part. De plus, mon union avec une simple servante avait conforté mes maîtres dans leur opinion: jâappartenais au petit peuple et je nâétais certainement pas très futéâ¦
Depuis son arrivée au pays, lâintendant multipliait les festins. En décembre 1748, Justine et les autres serviteurs furent informés que lâintendant sâapprêtait à séjourner à Montréal et que leur présence y serait requise pour voir à la bonne marche de sa maison et, à lâoccasion, pour prêter main-forte à la préparation et au bon déroulement des bals. Lâintendant fit même venir de Montréal un majordome qui avait pour tâche de veiller à ce que tous les engagés et toutes les servantes puissent remplir leur rôle selon lâétiquette.
Ce majordome avait un faible pour Justine, qui ne manqua pas de lâattirer dans ses filets, et le fit parler dâabondance de ce qui se passait à Montréal. Comme elle me le raconta par la suite, il semblait que tous les gens titrés et bourgeois de Montréal se préparaient avec enthousiasme à la venue de lâintendant.
â Ils sây sont mis depuis lâan dernier, lui raconta le majordome. Il nây a rien quâils ne tentent pas de faire pour séduire lâintendant. Ainsi, la plupart des messieurs et des demoiselles suivent des cours afin de danser le menuet à la perfection, à telle enseigne quâon manque de professeurs! Toute la ville est en effervescence. On y multiplie les bals qui durent jusquâau petit matin, on sây empiffre à qui mieux mieux et on y boit autant et aussi sec que les pires des ivrognes.
â Je suis étonnée, dit Justine, que messieurs les ecclésiastiques laissent faire de telles libationsâ¦
â Ils ne manquent pas, le dimanche, de pester du haut de leur chaire contre ces abus, rappelant que les fêtes et les soirées dansantes sont toutes infâmes et à proscrire, et que les mères qui y mènent leurs filles sont des vicieuses qui ne se servent de ces plaisirs nocturnes que pour mettre un voile à leurs impudicités et fornications. Un curé sâest même permis dâimiter les gestes des danseurs avant de sâécrier que la musique quâon y joue est composée dâairs lascifs qui ne résultent quâen querelles et maladies honteuses.
â Ses réprimandes ont-elles produit quelque effet?
â Pas du tout! Elles ne changent rien à rien, parce que les bals prévus pour la venue de lâintendant se multiplient. Il y en a un presque chaque soir. Quand ce nâest pas chez monsieur de Longueuil, câest chez monsieur de Lavaltrie, chez madame de Verchères ou encore chez les Ramesay.
â Si je comprends bien, insinua Justine, lâargent y coule à flot.
â Monsieur Varin, le commissaire de la Marine, est un de ceux qui dépensent le plus. Il a loué la maison de madame de Montigny pour sept ans et lâa fait transformer de fond en comble avec des planchers neufs et des cheminées de toute beauté, de telle sorte quâelle ressemble maintenant à un vrai château. Elle est certainement devenue, avec le château des Ramesay, une des plus belles maisons de Montréal.
â Où prend-il son argent?
â Les ouvriers disent quâil paye tout cela avec des certificats sur les réparations des maisons du roi et sur celles des fortifications.
â Lui-même est-il fortuné?
â Ãa, je ne le saurais dire précisément, mais il ne semble pas manquer dâargent et il faut le voir se promener tous les jours à cheval dans les rues de Montréal, précédé par un hoqueton également à cheval et suivi à respectueuse distance par son inséparable ami et associé, le sieur Martel de Saint-Antoine. Quoique petit, Varin regarde les autres de haut et je vais vous confierâ¦
Avant de poursuivre, le majordome se tourna de part et dâautre, comme quelquâun qui ne veut point être entendu par des oreilles indiscrètes, et baissa la voix:
â ⦠quâon le surnomme déjà à Montréal le âQuêteux à chevalâ.
â Et à quoi ressemble donc ce quêteux?
â Ne lâavez-vous jamais
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