Le neuvième cercle
l’atelier dans un bâtiment isolé de la papeterie de Spechthausen, à Eberswalde, près de Berlin. On parvint à obtenir un papier qui, même sous le microscope, était exactement semblable à celui des billets anglais. Mais la lampe de quartz permettait de les différencier encore : les deux papiers donnaient la même teinte lilas, mais celle de l’original était plus brillante, vivante, tandis que celle de l’imitation était mate et terne. Naujocks chercha à corriger ce défaut. Il y parvint après des mois d’efforts et ses collaborateurs obtinrent le ton brillant voulu par addition de produits chimiques. Mais ces efforts nouveaux modifiaient la structure foncière du papier au point qu’on distinguait presque aisément la copie du modèle. En corrigeant un défaut, on en avait provoqué un autre, plus grave.
— Ces multiples expériences ne furent cependant pas inutiles : elles permirent de remarquer que la toile prétendument pure fournie par les filatures allemandes ne l’était pas absolument : c’était la raison de cette différence de ton sous la lampe de quartz. Il était impossible de se procurer en Allemagne la qualité voulue de chiffon. Naujocks en fit venir quelques tonnes de Turquie et reprit ses expériences.
— Cette fois, on parvint à obtenir la couleur de l’original mais pas absolument encore. Il subsistait une différence, très faible à la vérité, mais Naujocks n’était pas satisfait. L’idée lui vint enfin que la papeterie anglaise qui fabriquait le papier employé par la Monnaie utilisait des chiffons qui avaient déjà servi et qu’on avait nettoyés. La toile de Turquie venait directement des filatures. Naujocks en fit des chiffons qu’on employa au nettoyage, dans les usines. Ces chiffons, soigneusement recueillis, furent lavés, remis en service, puis lavés encore une fois, avant de servir à la fabrication de la pâte à papier. Le résultat ne se fit pas attendre. Le papier ainsi fabriqué ne se distinguait en rien du papier anglais quels que fussent les essais auxquels on le soumettait.
— Quelques jours après mon passage aux bureaux de la Delbrückstrasse, je visitai les ateliers de Spechthausen. Naujocks m’y mena lui-même dans sa grosse voiture anglaise. Elle attirait l’attention générale : pour des raisons d’économie de carburant, on n’utilisait plus que les voitures de petite cylindrée. Mais Naujocks tenait à la sienne qui avait été celle de ses victimes, Stevens et Best. Il était très fier de piloter cette « prise de guerre ». Pour ma part, j’aurais préféré une voiture moins rapide. Naujocks était le chauffeur le plus casse-cou que j’eusse jamais connu.
— À Spechthausen, il nous fallut passer par tout un système compliqué de barrages dont on avait entouré la petite fabrique. À ma surprise, j’y trouvai un personnel très réduit, guère plus d’une douzaine d’ouvriers et à peu près le même nombre d’agents du service secret qui travaillaient plus ou moins comme apprentis sous la direction des spécialistes. C’était tout le personnel que Naujocks avait pu trouver qui répondît à toutes les conditions fixées par son chef.
— La pâte à papier dont la fabrication était suivie par de fréquentes analyses, était dans des cuves de 2 à 3 mètres de diamètre et constamment mélangée jusqu’à ce qu’elle atteignît le degré de consistance voulu. L’humidité de l’air et la température étaient mesurées presque toutes les heures. Les ouvriers puisaient dans la masse, en retiraient leurs cadres dont chacun était muni de deux matrices. Ces matrices qui servaient à donner au papier son filigrane avaient demandé beaucoup de peine. Elles étaient un chef-d’œuvre de précision car le filigrane du papier allemand devait être exactement celui du papier anglais à une très faible fraction de millimètre près. Naujocks avait tiré de sa prison un faux-monnayeur professionnel qui avait dû employer toute son habileté à la construction de ces matrices. Lors de ma visite à Spechthausen, il en existait trois : deux d’emploi courant, la troisième en réserve. Lorsqu’on sortait le cadre de la masse, et que cette masse avait la consistance voulue, il restait entre les deux matrices la quantité de pâte qu’il fallait pour obtenir un papier de la même épaisseur que celui des billets anglais. La pâte pouvait s’écouler au bord des matrices ce qui, après séchage, donnait le
Weitere Kostenlose Bücher