Le neuvième cercle
de marcher correctement, mais cette mesure est prise, parait-il, pour faciliter la surveillance et empêcher les évasions. Et comment s’évader lorsque l’on est littéralement encerclé par une chaîne de sentinelles à 2 mètres les unes des autres ?
— Quand nous sera-t-il donné de marcher à nouveau sur un trottoir ?
— Une côte à fort coefficient conduit au camp. Supplice supplémentaire que de la gravir après une harassante journée de travail dans la chaleur ou le froid, le ventre creux, alors que le camp nous accueille déjà de loin par l’âpre odeur de pourriture brûlée qui s’échappe du crématoire avec le vent qui rabat la fumée sur la ville. Combien de fois, les soirs d’hiver, quand nous rentrions au camp, pataugeant dans la boue glaciale, courbant l’échine sous la neige et le vent, harcelés par les coups de crosse et les aboiements des « Posten » alors que nous rapportions sur le dos des camarades moribonds, ne nous sommes-nous pas demandé malgré tout, et en dépit de notre moral non attaqué – si notre tour ne viendrait pas bientôt ?
— Un soir, sous une tempête de neige de l’hiver finissant, je remontais, de la gare jusqu’au camp, sur le dos, le grand Mathias, paysan de l’Aisne qui, présumant de ses forces, dépérissait chaque jour. Il avait commencé par travailler dur et n’avait pu s’adapter à un rythme d’économie. Où ai-je trouvé la force de le porter ainsi, sans m’arrêter, sans me faire relayer, de la gare à l’infirmerie ? Une sentinelle, qui avait marché à côté de moi, ce soir-là, de service à nouveau quelques jours après, m’expliqua que, de garde dans un mirador près de l’infirmerie, elle avait vu la veille le cadavre de Mathias, déposé provisoirement dehors à côté de quelques autres, que la neige recouvrait doucement. Et ce « Post » me dit alors : « Deine grosse Kamarade kaput », un de plus ! un de moins !
— À l’approche du camp, le pas cadencé devient obligatoire, dans le silence imposé, troublé seulement par le martèlement de nos semelles de bois sur le pavé de la cour extérieure ou sur la place. La porte de la caserne s’ouvre, tête nue, raides comme à la parade, nous passons devant les S.S. qui nous comptent tandis que notre kapo annonce : « Kommando Amstetten ! Hundert und funfzig Häftling. »
— Et là une autre vie commence. Notre premier regard est pour l’intérieur de la cour d’appel. Ce que nous redoutons, c’est l’attente du chef de block qui, périodiquement, parce que dans une chambre il a trouvé, par exemple, un lit mal fait, décide de nous faire faire une heure de gymnastique : pas cadencé, pas de gymnastique, debout, couché, debout, couché, reptation, saut de grenouilles, marche à quatre pattes, debout, couché, debout, couché ! Voilà les exercices variés auxquels nous devons collectivement nous livrer sous la schlague. Et il est inutile de rappeler que la boue est fréquente dans ce pays vomi des dieux ! Et les retardataires, vieillards malades, blessés sont, bien entendu, les plus durement maltraités, car ils ne peuvent esquiver les coups et, je crois que nos bourreaux, sans doute pour nous réchauffer, affectionnaient particulièrement les plus mauvais jours pour nous gratifier de ces attentions affectueuses de leur part. Et c’est exténués, sales et boueux, souvent meurtris de coups, que l’on rentre ensuite au block pour loucher la soupe de midi et le casse-croûte. C’est aussi à l’heure du retour qu’a lieu la séance des douches, « Baden », à laquelle même les plus soigneux de leur personne cherchent à échapper. Il faut attendre son tour, après un piétinement dehors, s’entasser dans une salle de douches faite pour quatre-vingts hommes et où l’on se retrouve trois cents, en sortir avant que le jet d’eau glacée ne nous chasse. Pas de serviette pour s’essuyer. On remet tels quels les vêtements quand on les retrouve, car, bien souvent, un Busse ou un Polonais (ces renards des camps) s’est emparé de la paire de chaussures ou du pull-over d’un privilégié.
— Quelquefois aussi, c’est l’heure de la désinfection. Jusqu’en décembre, à Melk, le déshabillage se fait dans la cour d’appel. Les paquets de vêtements auxquels il a fallu attacher solidement une étiquette de bois que l’on s’est débrouillé à confectionner, sont portés à l’étuve et ce n’est que lorsque le dernier
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