Le neuvième cercle
d’œil les trois salopards étaient étendus et ce fut définitivement terminé. À l’avenir, on pouvait aller faire pipi sans risque. Cette correction fut le commencement de la crainte que nous avons par la suite inspirée aux kapos qui devinrent prudents, et même aux S.S. qui, dès la tombée de la nuit, ne se risquaient jamais à l’intérieur du camp.
— Mais il y eut aussi d’autres représailles anonymes. Plusieurs fois l’on a découvert, assommés ou pendus, quelques méchants kapos. Le lieu de prédilection choisi pour effectuer les pendaisons était dans le fond de l’ébauche de tranchées-abris creusées dans la cour, entre les cuisines, le crématoire et la baraque des douches.
L’amitié de C… était efficace et précieuse. Par son allure et sa décision, il passait pour une terreur à qui il ne faisait pas bon de se frotter. J’en ai, heureusement et personnellement, bénéficié. À Ebensee, séparé, par ma faute, à la suite d’une « escapade », du groupe solide des camarades au milieu desquels j’avais toujours vécu, je me retrouve seul, avec un autre Français, dans un block, le numéro 7, dirigé par un Polonais aidé par des Polonais. C’était l’enfer. Chaque nuit le kapo et ses aides pénétraient dans la stube et, au hasard, avec un garrot, étranglaient ou pendaient aux pieds d’un châlit quelques malheureux dont ils se partageaient, le lendemain, la maigre pitance. Sans arrêt dans la journée, c’était des matraquages fendant les crânes, cassant bras et jambes. Nous étions, véritablement, en perpétuel danger de mort. Par bonheur, je retrouve C… à qui j’explique la situation. Il me dit aussitôt : « Viens, on va arranger ça ! » Il me suit, pénètre dans le block (ce qui était rigoureusement interdit ; tout étranger y pénétrant avait beaucoup de chance de ne pas en sortir vivant), nous rejoint dans notre coin où aussitôt, signalé aux Polonais, nous les voyons arriver, décidés à nous faire un mauvais sort. Alors, C… tire de ses vêtements un magnifique poignard d’officier S.S. (où avait-il trouvé cet objet ?) et, en poussant un rugissement, se rue sur nos assaillants. Ce fut une fuite éperdue. Il rattrape le kapo dans les lavabos et, le poignard sur la gorge, l’avertit qu’il fallait nous laisser tranquilles, sinon qu’ils auraient affaire à lui. Tout le temps que nous avons vécu dans ce block (quelques jours encore), C… venait régulièrement et bruyamment aux nouvelles ; et nous ne fûmes plus menacés.
— Aux cuisines, nous étions en première ligne pour approvisionner la « Solidarité » en pommes de terre. « Dehors », ils étaient affamés. Avec la complicité, sinon l’aide tacite d’Orak, nous allions ouvertement aux « pluches » et nous sortions de pleins seaux de pommes de terre non épluchées. C’était toujours ça de moins pour la troupe et les S.S. Nous les faisions cuire dans les cendriers et la cendre, sous les foyers des autoclaves. C’était commode, mais il fallait faire attention de ne pas être pris, ce qui m’arriva un jour. J’étais accroupi devant un cendrier, en train de tourner les pommes de terre, enveloppé dans l’épais nuage de vapeur s’échappant des marmites lorsque je reçois une formidable bourrade dans le dos. Furieux et menaçant, je me redresse pour me trouver nez à nez avec le dangereux Strieckel. Dans le bruit, je n’avais pas entendu l’alerte régulièrement déclenchée à son arrivée. Heureusement que j’avais la cote et que ma réputation avait été jusqu’à lui. Me reconnaissant, il s’excuse : « Entschuldigung » (pardon) et sans insister il passe son chemin. Je crois que j’ai eu là la plus forte émotion de ma vie. Pris sur le fait par ce sauvage, je risquais d’être aussitôt abattu. Sortir des pommes de terre était relativement facile : dans les poches, les manches, les jambes de pantalon serrées en bas, ou mieux dans une brouette sous la cendre que l’on allait vider au dépotoir et que les camarades à l’affût venaient ramasser.
— Mais il y avait aussi les soupes. Une fois préparées, celles-ci étaient versées dans des marmites (« kessels ») d’une contenance de 50 ou 75 litres. Chaque block, en fonction de son effectif, avait droit à un certain nombre de ces « kessels ». Notre manœuvre consistait d’abord à se procurer une des rares marmites en excédent, à la garder soigneusement, puis lorsque
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