Le neuvième cercle
car il fallait passer des heures autour des foyers, difficiles à allumer car nous n’avions pas de bois et du très mauvais charbon, quelquefois de la tourbe pour chauffer et arriver à cuire.
— Il y avait Gégène et Chariot ; tous deux faisant équipe sur une locomotive du P.L.M. avant leur arrestation. Un autre dont nous nous méfiions (Alsacien-Sarrois), nous ne savions rien de lui ; il parlait parfaitement l’allemand et était faux-jeton comme il n’est pas permis de l’être. Enfin, Quentin et moi. Nous ne dépendions de personne, que de nous, à condition d’être toujours à l’heure dans la préparation de la soupe et du café. Nous étions tranquilles et bien placés pour pouvoir aider, au mieux, nos camarades du dehors ; ce que nous faisions tous au maximum, à l’exception du faux-jeton.
— Un kapo autrichien était unique dans son genre. Il s’appelait Orak. Au moment de l’occupation de l’Autriche par les nazis, il était en prison pour avoir, étant bedeau de la cathédrale de Vienne, la mauvaise habitude de fouiller les sacs à main des dames et de faire les poches et portefeuilles des messieurs visitant l’édifice sous sa conduite. Aussitôt, il est envoyé en camp de concentration (Mauthausen-Melk-Ebensee) où il est resté jusqu’à la chute du grand Reich, soit cinq ou six ans. À notre arrivée, il exerçait les fonctions de « friseur » (coiffeur). Puis il fut désigné comme kapo des « pluches » à Melk et responsable de quelques dizaines de gosses, de six à douze ans, internés ; en majorité des enfants juifs dont les parents avaient été gazés. C’était un très brave homme, gueulant sans arrêt et agitant, le faisant tourner et siffler au-dessus de sa tête, un énorme « gummi ». Cette attitude était indispensable vis-à-vis des S.S. qui le considéraient comme un kapo consciencieux, efficace et énergique. Mais Orak, s’il faisait beaucoup de bruit, personne ne peut dire qu’il l’ait vu, une seule fois, frapper. Il était une véritable nounou pour les gosses qui l’aimaient bien. Comme kapo des « pluches » dont il avait la surveillance et la responsabilité, il nous tournait toujours le dos, ne voulant pas voir, lorsque nous allions tous les jours, parfois même deux fois ou plusieurs fois par jour, « piquer » d’importantes quantités de pommes de terre. Pommes de terre qui, une fois cuites en cachette par nos soins, allaient au secours de nos camarades de l’extérieur affamés. Parfois, nous voyant approcher, il se mettait à hurler avec véhémence, ce qui voulait dire : « Attention ! Danger ! Ne venez pas ! »
— Mais il a fait beaucoup mieux et je lui dois encore une profonde reconnaissance, qu’hélas ! je n’ai pas pu lui témoigner. Mon ami, l’abbé Hervouet, dans les premiers jours de notre arrivée à Melk, tomba gravement malade d’une double broncho-pneumonie, avec fièvre supérieure à 40° ; ce qui ne l’empêchait pas d’être astreint au travail, comme les autres, sous le vent glacial d’avril, la pluie, dans son vêtement de toile imprégné d’eau et qui ne séchait ni jour ni nuit. Je le retrouve un soir, presque comateux, couché par terre dans un coin, à même la terre humide, sans réaction et presque inconscient. Je me souviens alors avoir vu, un jour, Orak dissimuler un chapelet dans sa main. Je vais le trouver et lui explique la situation de l’abbé, en lui révélant que je m’adressais à lui parce que j’avais vu, à son chapelet, qu’il était catholique, que je venais en ami, qu’il fallait qu’il fasse quelque chose pour un « Pfarrer », etc. Il avait, comme kapo, installé dans un angle du garage, à l’aide d’une couverture qui l’isolait, un petit coin où il vivait. Il y avait une couchette, une petite armoire et, au moment de mon intrusion, il se préparait à manger. Il avait, sur une tablette, une grosse boule de pain, un pot de graisse ou de margarine, un autre de confiture et du saucisson. À ma vue, surpris, sa première réaction fut de fermer au cadenas dans son armoire, ses provisions puis j’ai cru, un instant, qu’il allait appeler au secours. Enfin, m’ayant écouté sans un mot, il sortit. Le suivant, je le vois qui se dirige dans le coin où était installé ce que l’on osait appeler un Revier et qui consistait en un peu de paille jetée sur le ciment et sur laquelle agonisaient quelques malheureux. De loin, j’observais Orak discutant
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