Le neuvième cercle
les récipients des kommandos avaient été remplis, de se hâter de racler le fond des autoclaves vides pour y recueillir le dépôt du fond. On arrivait ainsi à avoir une espèce de crème beaucoup plus consistante que le liquide appelé soupe contenu dans les « kessels » officielles. Une sorte de modus vivendi s’était établi entre nous et, en principe, en principe seulement, nous avions chacun nos autoclaves. Mais il fallait toujours, sans arrêt, lutter pour conserver « ses droits » et arriver à remplir nos marmites. Ce combat de tous les instants était exténuant. Pour sortir cette soupe, c’était beaucoup plus difficile que pour les pommes de terre. Les marmites étaient volumineuses, pleines, elles étaient très lourdes. On profitait de la pagaille organisée et soigneusement entretenue qui présidait à la sortie des « kessels » des blocks. Il y avait toujours beaucoup de monde – plus que le nécessaire – qui tourbillonnait, se bousculait, criait à l’unique porte des cuisines. Dans ce désordre, on faisait passer le « rabiot » aux camarades. Martin, le kapo des cuisines, qui surveillait, voyait sûrement les resquilleurs, mais comme Orak, ne disait rien…
— Il nous était impossible de sortir des cuisines et d’organiser la répartition, cela aurait à coup sûr attiré l’attention sur nous et notre action. Personnellement, je faisais passer « mes provisions » à l’équipe de la désinfection des Français dont le patron était « le commandant Renaud ». Ce sont des hommes de la désinfection qui venaient au moment propice enlever ce que j’avais pu récupérer et en assuraient la distribution. Les autres, Quentin, Garnier, etc. avaient de leur côté mis au point un système. Garnier, qui travaillait « aux pluches » se contentait de sortir de grandes quantités de pommes de terre crues que ses clients se débrouillaient pour faire cuire. Certains se contentaient de les râper dans leur gamelle de soupe chaude. Ils disaient que c’était très bon et que l’on avait ainsi l’impression de manger du tapioca. Malheureusement, le pauvre Garnier se fit prendre un jour : les manches, la veste, les jambes de pantalon bourrées de tubercules. C’était trop visible. On aurait dit Bibendum. Il avait réussi des dizaines de fois. Hélas ! Il fut publiquement sur la place d’appel, condamné à recevoir cinquante coups de schlague. Punition terrible. Puis il fut envoyé en kommando de discipline d’où il ne serait pas revenu si l’évacuation du camp en catastrophe, à l’approche des armées russes, ne l’en avait pas sorti.
— En plus des pommes de terre et de la soupe, l’on arrivait aussi à « piquer » les choses les plus diverses. Ainsi, il arrivait parfois des bidons de lait déjà écrémé à blanc, destinés aux S.S. Régulièrement, on en prélevait jusqu’à cinquante pour cent, aussitôt remplacés par l’eau du Danube coulant dans les robinets. Du sucre cristallisé également. Il était assez facile d’en faire disparaître un sac sur la quantité avant qu’il soit comptabilisé et enfermé dans un genre de magasin situé à côté de la chambre de Willy. Un énorme cadenas sur un verrou condamnait la porte. L’ouvrir n’offrait aucune difficulté quand on avait appris à se débarrasser et à remettre, en un clin d’œil, les menottes de la Gestapo nous enserrant poignets et chevilles.
— Dans ce magasin, exclusivement réservé à nos gardiens, était entassé le produit de leurs rapines et de leurs trafics. Nous y faisions de sérieux prélèvements. Ainsi, en prévision de je ne sais plus quelle fête ou anniversaire, ils avaient accumulé pas mal de cochonnailles. La tentation était trop grande et, avec Quentin, enfermés pour la nuit dans les cuisines, on a eu la main un peu lourde. Notre butin sorti, aussitôt remis aux camarades avec consigne « de manger tout sans délai et de faire disparaître les os sans faute avant le jour ». Ce qu’ils firent. Mais le comptable du magasin s’aperçut qu’il y avait des manques dans ses réserves. Aussitôt, examen attentif du cadenas, de la porte, de la lucarne munie de barreaux et de grillages. Tout était impeccable, aucune trace d’effraction qui décide une fouille immédiate de tout le camp. Notre étonnement fut encore bien plus grand lorsque l’on apprit que les os de jambons et de petit salé, cependant soigneusement enterrés par nos camarades, avaient
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