Le neuvième cercle
était. Ceux qui seraient pris à circuler seraient immédiatement abattus. Cette rafle, si elle me surprenait – car elle était la première que je voyais depuis mon arrivée – n’avait rien d’exceptionnel. Elle se produisait à intervalles plus ou moins réguliers. Elle avait pour but de récupérer ceux qui, comme moi, étaient en rupture de travail dans un kommando régulier. Je restais donc à ma place, dans les w.-c., comme si j’avais à nettoyer ceux-ci. Mais je vis arriver, non sans appréhension, les S.S. Bref interrogatoire. Ils me demandèrent quel était mon emploi. Je répondis Lagerkommando. Le kapo inscrivit mon numéro et je fus emmené avec d’autres sur la place d’appel. Après vérification, nous étions, en punition, versés pour une journée à la « compagnie disciplinaire » de la carrière.
— Après une nouvelle quinzaine dans les différents kommandos du camp, je suis affecté aux ateliers de réparation. Nous devions remettre en état les véhicules de guerre : camions, remorques, auto-mitrailleuses. Je faisais équipe avec un métallo de Saint-Denis, Carpentier, que je devais voir mourir, hélas ! au block 31. C’était un professionnel très qualifié comme tôlier-soudeur. Nous nous entendions bien. Mon camarade me dit : « Je vais t’apprendre les rudiments du métier. Cela pourra peut-être te servir un jour. » Voyez comme la confiance en l’issue favorable de la guerre était bien ancrée. Le tout était de tenir jusque-là, ce qui fut vrai pour moi et pas pour mon camarade Carpentier. La vie s’écoulait d’une façon pas trop mauvaise. Le kapo ne connaissait rien à ce genre de « remise en état ». Il nous fichait la paix. Il y avait bien quelques distributions de coups, de temps à autre, mais rien de comparable à certains kommandos.
— On prenait une porte de véhicule à décabosser. On en choisissait une en très mauvais état, et il n’était pas rare de s’affairer sur la même porte deux ou trois jours alors que la moitié du temps aurait largement suffi, sans se presser. Carpentier me disait où je devais chauffer à l’aide du chalumeau oxydrique, m’expliquant en long et en large la façon de m’y prendre. La porte finie, il nous arrivait de la recabosser pour nous pencher sur elle deux ou trois jours de plus.
— Une autre besogne consistait à ressouder les tiges filetées des tourelles d’auto-mitrailleuses. Là, le sabotage était facile. Il aurait fallu démonter la tourelle et changer ces tiges. Mais comme on ne nous avait pas demandé notre avis pour cela, on nous disait de souder, nous soudions. Et mon camarade me fit la démonstration, en tapant un coup sec sur la tige, qu’il était impossible qu’elle tienne. Je dois dire qu’en bon spécialiste, Carpentier préparait ses soudures en mélangeant, d’une certaine façon, l’oxygène et l’hydrogène. Il rendait ainsi les tiges plus cassantes.
— Nous étions au mois de novembre 1943. La guerre-éclair que pensaient mener les nazis s’éternisait et son issue devenait pour le moins incertaine. Ils décidèrent donc de mobiliser une partie des droit commun parmi les plus aptes à porter les armes, malgré leur passé. Notre kapo fut de ceux-là. Il fut remplacé par un des plus grands tueurs de Gusen I, Willy. Ce Willy – qui arborait fièrement son triangle rose d’homosexuel – ne pouvait pas souffrir les Français. Il était constamment sur notre dos, nous rouant de coups et, ce qui devait arriver arriva : il me fit mettre à la porte de son kommando.
— Je fus transféré à la carrière avec les recommandations particulières de Willy auprès du kapo de celle-ci. Dire quel pouvait être mon désarroi de me retrouver à cette carrière de mes débuts ! La recommandation de Willy n’arrangea pas les choses. Toute la journée, je travaillais au pas de course, sous une grêle de coups. Dire dans quel état je me trouvais en rentrant au block, le soir, est difficile. Ce qui est sûr c’est que j’avais sauvé ma peau, mais ce n’était que partie remise. Si je continuais à travailler à la carrière, un jour, deux jours ou trois au maximum, c’était pour moi la certitude de la mort à court terme. Que faire ? J’étais coincé. Une seule solution : le Revier. Mais je l’ai dit, on ne pouvait être admis que si la fièvre atteignait au moins 39°. Il existait bien d’autres moyens qui consistaient à se présenter à la visite en disant
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