Le neuvième cercle
que l’on avait la diarrhée. Cette maladie infectieuse qui faisait de grands ravages dans le camp et qui était la grande pourvoyeuse du block 31, le fameux block d’extermination. L’on croyait sur parole le malade qui ne subissait aucun contrôle. Dès l’annonce de la maladie, à la visite, vous étiez mis à part, immédiatement hospitalisé. D’ailleurs, il n’était pas pensable que l’on choisisse, d’une façon délibérée, de se faire admettre au block 31, sachant très bien qu’en faisant cela c’était la quasi-certitude de ne pas revoir le camp.
— Mais une fois encore, il me fallait choisir, gagner du temps et, je l’avoue, une certaine résignation s’était emparée de moi. Je ne voyais plus d’issue. La monstrueuse machine d’extermination du camp me tenait dans ses griffes. Comment lui échapper ? Pas facile. Je n’avais pas beaucoup à réfléchir, c’était tout de suite qu’il me fallait prendre une décision : ou la carrière ou le block 31. La peste ou le choléra. Comme la première fois, je décidais de me présenter au Revier. Mais cette fois je ne pouvais pas bénéficier de la bienveillance du médecin polonais. Ce n’était pas lui qui passait la visite, et il n’était pas question de demander une faveur à son remplaçant polonais qui, lui, ne valait pas cher.
— Me voilà donc dans cette antichambre de la mort. Triste troupeau d’êtres faméliques qui entendaient traîner leur maladie le plus loin possible, essayant de la dissimuler. Mais au block, comme au travail, leurs fréquentes visites aux w.-c. devaient les trahir, et les chefs de block et les kapos ne transigeaient pas avec ces « relâchements ». Comment décrire ce block 31 ? Rien de comparable avec le block 29 où l’on avait un semblant de traitement. Ce qui était terrible, c’était l’atmosphère. Une puanteur qui vous prenait à la gorge, un mélange d’odeurs de pus et de merde. Car s’il était formellement interdit de se laisser aller dans le lit, cela arrivait cependant fréquemment et le malade était jeté à « la gare du paradis ».
— Nous vivions à deux, trois, des fois quatre par paillasse, cela dépendait des arrivages. Nous étions entièrement nus, notre matricule était inscrit sur notre poitrine. La fameuse hygiène allemande, faite de contradictions, donnait toute sa mesure. Il n’y avait pas de lits qui n’étaient pas souillés par le pus et la merde. Je ne peux pas dire tous les combien les couvertures étaient changées, mais ce que je peux affirmer, c’est que pendant les quelques jours où je restai dans ce block – six si ma mémoire est fidèle – je n’ai pas assisté à un seul changement. C’est dire dans quel état de souillure nous nous trouvions. Mais il est vrai que l’adaptation du corps humain, y compris aux pires choses, est réelle. Je devais m’en rendre compte, au bout de deux ou trois jours. Je n’étais plus tellement incommodé par les odeurs pestilentielles.
— Pourtant, du point de vue physique, j’étais bien, j’étais en bien meilleure condition que mes camarades. Mais je subissais quand même l’ambiance infernale de ce block avec plus d’acuité que beaucoup d’autres détenus, car il faut le dire, s’il y avait un endroit où la résignation et l’abandon de soi existaient, c’était bien dans cet enfer où il ne se passait pas de jours sans que l’on élimine, par piqûre, des « chiasseux ». Quelques instants avant l’appel du kommandoführer, le chef du block passait dans le stube, accompagné d’un infirmier, et il désignait, par un mouvement de tête, celui qui devait être piqué. Mise en scène ridicule car, en voulant désigner discrètement les futurs candidats à la mort, personne n’était dupe. Au bout d’un jour ou deux de présence, plus personne n’ignorait ce qui se passait au block 31. Mais malgré cela, ceux qui étaient désignés et que l’infirmier venait chercher après l’appel – ce qui permettait de les compter dans l’effectif et, de cette façon, de toucher leur ration qui était distribuée après la tuerie – ces camarades savaient très bien où ils allaient. Quelques-uns émettaient bien un semblant de protestation. D’autres invoquaient Maria, la Vierge, mais tous suivaient celui qui les emmenait vers la mort. Les séances de piqûres se passaient dans le « territoire » réservé au chef du block et à ses créatures. Les malades étaient
Weitere Kostenlose Bücher