Le neuvième cercle
à circuler après le combat.
— Les cahots répétés ne font pas l’affaire de notre malheureux petit Polonais qui crache le sang. Il a froid malgré la douceur de cette belle nuit. Entre deux crachements il me demande « Yanouch » et je lui fais croire que Yanouch sera là… demain ; et son visage s’éclaire. Et tout au long du chemin, ce sera la même chose : son seul espoir, sa seule pensée, sa dernière joie : revoir Yanouch. Nous atteignons les premières maisons de Trzic ; elles sont en flammes. On nous enjoint de finir la nuit dans un poste de partisans.
Dimanche 13 mai 1945.
— Nous nous dégourdissons les jambes devant la maison et cherchons une fontaine pour faire un brin de toilette ; chacun s’ébroue d’un petit filet d’eau fraîche. Je me sens envahi à la fois d’une grande joie de retrouver la nature et la liberté et d’une grande peine que je ne m’explique pas. Je voudrais converser, parler, demander, questionner, mais comment faire entre gens qui ne se comprennent pas. J’entre de nouveau dans le poste voir où en est notre pauvre petit Polonais. Il suffoque sur sa paillasse. Avec un camarade, nous le sortons pour l’étendre au bord de la route ; sa figure se ranime et il réclame toujours Yanouch. Quelques femmes, matinales, s’approchent. Elles s’étonnent de notre présence, voient le Polonais et aussitôt disparaissent pour revenir, bien vite, les mains pleines de ce qu’elles ont pu trouver chez elles : pain, gâteaux, lait, qu’elles nous distribuent de tout leur cœur. Elles forment un petit groupe autour du Polonais qu’elles essaient de faire manger et boire. Il tend les mains, le regard avide, mais ne peut absorber qu’un peu de lait.
— Le jour est maintenant tout à fait levé et voilà que j’aperçois Yanouch qui descend à pied de la montagne. Il paraît bien fatigué ; nous nous précipitons vers lui et l’assaillons de questions. Le plus âgé des Polonais est mort un peu après notre départ. Il l’a enseveli de son mieux, presque à fleur de terre. Il est fourbu mais son premier soin est de s’informer du jeune Polonais. Dès que celui-ci l’aperçoit la vie revient sur son visage. Il est cependant mal en point, il a été trop gourmand des douceurs que les femmes lui ont données. Yanouch exige que les gens s’écartent du malade et le laissent reposer. Mais le bruit de la présence de notre groupe s’est répandu dans le village en fête qui, malgré l’heure matinale, danse dans les rues au son des accordéons et des orchestres improvisés. Tout le monde est à la joie, et c’est en chantant et dansant que des groupes compacts sont montés du centre du village jusqu’au poste de garde et nous entraînent. Le brancard du petit Polonais est aussitôt saisi par des volontaires et nous nous trouvons entourés de tous qui nous font cortège et en musique nous mènent vers le centre. C’est une joie exubérante qui nous étourdit quelque peu au milieu de laquelle nous allons, comme un troupeau, nous laissant mener sans savoir où, mais nous aussi heureux et confiants. Nous arrivons bientôt devant un immeuble qui semble être un hôtel dont les blancs-gardistes avaient fait leur poste de commandement. Les porteurs y pénètrent avec le brancard, et nous à la suite. Nous sommes dans une salle de café ; banquettes de moleskine rouge, tables de brasserie. On nous fait asseoir dans un brouhaha indescriptible auquel nous ne comprenons rien ; on nous donne des paquets de cigarettes, on apporte des verres, des carafes d’eau couvertes de buée, des couteaux, des fourchettes, toutes choses que nous ne connaissons plus depuis des années. Les plus proches de nos suiveurs nous mettent eux-mêmes les cigarettes clans la bouche, nous donnent du feu, nous versent de l’eau et nous font boire. Je suis ravi et touché de tant d’empressement, mais fumer et boire de l’eau fraîche à cette heure matinale et à jeun… Je préférerais manger quelque chose. Mais voici du pain et du pain blanc ! Des années que nous n’en avons pas eu ! Les choses surgissent on ne sait d’où : des assiettes (quel luxe !) avec de gros biftecks et des pommes frites, et l’on nous fait comprendre, par gestes, qu’il faut manger, que nous en aurons d’autres, autant que nous voudrons. Nous sommes saisis de joie et d’attendrissement devant tant de gentillesse spontanée de la part des gens qui, eux-mêmes, ont tant souffert et sont visiblement
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