Le neuvième cercle
heureux de nous donner ce qu’ils ont pu cacher et soustraire à leurs bourreaux. Nous mangeons de bon appétit ; je suis même obligé de ralentir la cadence car, à peine une assiette est vide qu’une autre surgit et mon estomac est depuis longtemps déshabitué de l’abondance et même de la suffisance. Nous sommes séparés les uns des autres. Entre chacun de nous se sont assis des paysans, des paysannes, des enfants. Ils nous regardent manger, nous versent à boire, nous touchent aux bras, aux épaules. Leurs mains, leurs yeux nous disent ce que nos langages ne savent exprimer, et nous les comprenons si bien ! Mais j’entends du français dans tout le bruit. Je m’informe. C’est un homme qui vient d’arriver : yeux bleus, figure énergique, visage rayonnant, il est déjà accaparé par tous quand dans la bousculade, je parviens près de lui. Il nous dit qu’il revient d’accompagner Yanouch, le petit Polonais et nos plus impotents à l’hôpital, et que Yanouch nous rejoindra bientôt. Il y a à peine deux heures que nous l’avons retrouvé et le voilà déjà reparti avec ses malades, sans même avoir pris le temps de se restaurer quelque peu. C’est que, pour lui, chaque minute compte dans son désir, dans son besoin de sauver une vie, de soulager une souffrance, et puisque, à quelques kilomètres, il y a un hôpital, c’est immédiatement, sans perdre une minute, qu’il recrute des porteurs bénévoles pour y conduire ses malades. Je ne puis m’empêcher, dans cette joie délirante, de tous ces gens qui m’entourent, de songer à ce jeune docteur tchèque qui aurait pu, comme son confrère le docteur polonais J…, comme son aide-infirmier français R…, quitter le camp avec la colonne des valides. Sans doute serait-il aujourd’hui à Prague, dans sa famille, entouré de sa femme, de sa mère, de ses enfants qu’il avait si grande hâte de revoir.
— Yanouch est de retour parmi nous. Tranquillisé, il consent enfin à se restaurer un peu, et c’est de bon appétit qu’il fait honneur au steack pommes frites. Mais chacun voudrait qu’il traduise ce que tous ces braves gens nous expriment. C’est impossible. Nous nous attardons à fumer des cigarettes dans ce brouhaha joyeux. Nous entendons du dehors la musique et les chants des danseurs. Il fait beau. Quelqu’un s’est emparé de la chaise de l’un de nous et l’a placée devant la maison, au soleil, sur le trottoir qui borde la chaussée. Aussitôt tout le monde en fait autant et nous nous trouvons alignés contre le mur, assis face au soleil qui nous réchauffe, à contempler cette joie exubérante de toute la population d’un village libéré, envahissant la chaussée où toute circulation est impossible. Les Yougoslaves sont de fameux danseurs. Tout le monde danse, jeunes ou vieux, les musiciens comme les autres, jouant qui du violon, qui de l’accordéon ou de quelque autre instrument, tout en dansant. Rien n’est organisé, c’est du spontané. On dirait que rien ne compte plus que les chants et les danses au gré de chacun tant la joie est grande. Les femmes, les hommes, les enfants, tout le monde veut nous faire danser. Je regrette bien de ne pas savoir. Je vois Yanouch qui danse, ainsi que d’autres camarades que des femmes ont arrachés de leur chaise. Pour la première fois, j’entends le « Chant des Partisans » dont je ne peux comprendre les paroles, mais dont la musique me saisit d’un sentiment que je ne m’explique pas ; c’est une sorte de fierté, d’orgueil, tellement elle traduit bien cette impression que nous avions dans nos misères de dominer nos tortionnaires du moment.
— Et les danses et les chants continuent et se poursuivront jour et nuit pendant plusieurs jours. Beaucoup de couples qui passent près de nous se séparent, nous adressent des compliments, des encouragements que nous ne comprenons pas mais qui nous font du bien. Je vois quelques camarades parmi ceux d’entre nous qui dansent, qui s’en vont tirés par le bras par leurs partenaires ; quelques moments d’absence et ils réapparaissent méconnaissables, complètement transformés : gauches et empruntés dans leurs habits civils. C’est encore ce jeune ingénieur lxii qui a pris l’initiative de nous faire donner des habits. Yanouch, que j’ai perdu dans la foule des danseurs, vient vers moi, tout riant et reluisant, rasé de frais et vêtu d’un costume sport avec knickerbokers, bien chaussé, cravaté,
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