Le Pacte des assassins
procès que Kravchenko avait
intenté contre Les Lettres françaises, il ne lui avait pas dissimulé qu’elle
risquait sa vie.
Elle connaissait les Soviétiques.
Ils avaient tué Thaddeus Rosenwald, Willy
Munzer, ici même, en Europe. L’un de leurs agents était allé fracasser le crâne
de Trotski à Mexico. Et aux États-Unis Kravchenko avait été suivi, menacé, et n’avait
survécu qu’en vivant protégé et caché.
Elle n’avait pas vraiment écouté Orwett. Il
disait le danger, mais sa présence la rassurait.
Il avait les cheveux tout aussi touffus que
naguère, mais devenus gris. Son visage s’était empâté, le menton enrobé de
chairs flasques qui lui enveloppaient le cou.
Mais se dégageait toujours de lui autant de force
et de résolution.
Il avait évoqué l’accueil fait à son livre, L’Imposture
rouge, et les menaces qu’il avait subies, mais, d’un geste de la main, il
les avait écartées.
La vérité peu à peu creuse son trou, avait-il
dit, c’est elle, la taupe, non la révolution, comme le prétendait Marx !
Orwett était resté
plus d’une semaine à Venise, refusant de s’installer au palazzo Garelli comme s’il
avait craint de basculer dans la passion et d’y entraîner Julia.
Mais les années avaient transformé leur
liaison en complicité fraternelle.
Ils vivaient l’un et l’autre dans la vérité et
la liberté.
Il lui avait raconté ses années de guerre, correspondant
étranger sur le front russe. Il avait exalté l’héroïsme des soldats, la
brutalité des relations humaines, les officiers qui frappaient leurs
subordonnés, les hécatombes, les dizaines de milliers de soldats fusillés, et
pourtant la détermination de tous à chasser l’envahisseur, la force du
patriotisme russe.
Il avait vécu des mois aux côtés de Vassili
Bauman. Ils étaient rentrés ensemble en Ukraine. Ils avaient vu les fosses
communes pleines des corps des Juifs abattus par les nazis.
Deux monstres s’étaient affrontés au cours de
cette guerre : le nazisme et le communisme, tous deux criminels, ennemis
de la Liberté, mais l’un avait servi cette dernière, bien décidé à l’achever
dès qu’il aurait écrasé l’autre.
Et c’était ce qui s’était produit.
L’Armée rouge avait libéré les déportés d’Auschwitz
et de Ravensbrück, et ouvert d’autres camps où les prisonniers libérés avaient
été transférés.
Julia avait vécu cela dès 1940, sur le pont de
Brest-Litovsk, dans l’autre sens, de Karaganda et de la prison de Boutirki à la
prison d’Alexander Platz et au camp de Ravensbrück.
Arthur Orwett avait ajouté qu’il avait proposé
à Vassili Bauman de se rendre en Grande-Bretagne, précisant qu’il était prêt à
organiser ce départ clandestin.
Mais Vassili avait violemment rejeté son offre.
Un écrivain devait rester au milieu de son peuple, souffrir, combattre et
espérer avec lui. Il savait qu’on lui interdirait de publier les livres qui
mûrissaient en lui et dans lesquels il dirait en toute liberté, en prenant tous
les risques, la vérité.
Mais peu importait : un jour on les
lirait, parce que c’est seulement dans ces livres-là qu’on apprendrait ce qu’avait
été l’âme du peuple russe durant la Terreur.
Il avait employé ce mot.
Julia Garelli s’était
reprochée d’avoir oublié ce que ce mot terreur signifiait pour ceux qui
la subissaient, quand, avec emphase, maître Albert Jouvin – de plus maître
Pierre Doucet s’était lui aussi dressé, plastronnant, bras croisés, menton levé
– avait annoncé qu’il faisait citer à la barre comme témoin des Lettres
françaises madame Maria Kaminski qui avait connu autrefois Julia
Garelli-Knepper.
Julia écrit :
« Dans la jeune
femme d’une vingtaine d’années que j’ai vue s’avancer, hésitante, vers la barre,
et regarder autour d’elle comme un animal traqué, j’ai aussitôt reconnu la
petite fille qui s’accrochait au cou de sa mère Vera Kaminski.
L’émotion un instant m’a submergée et j’ai failli
éclater en sanglots au souvenir de ces années-là, celles de l’hôtel Lux, de l’arrestation
de Lech Kaminski et de Heinz Knepper, puis de la tentative de Vera pour sauver
sa fille en l’envoyant à l’ambassade d’Italie, en criant mon nom.
Maria était là dans ce prétoire étouffant où
la foule se pressait, et la révolte l’a emporté sur mon émotion quand j’ai vu, à
deux pas derrière Maria, cette femme, son
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