Le Pacte des assassins
force de survivre ?
Plus tard, beaucoup plus tard, quand je la
rencontrai à Cabris, durant l’année 1989, et qu’elle était devenue depuis des
décennies déjà cette femme apaisée et déterminée, maîtrisant ses émotions, ses
souvenirs, elle me dit :
— J’ai survécu, j’ai été dans l’obligation
de survivre parce que j’ai toujours trouvé des personnes auxquelles j’étais nécessaire.
Mais elle me confia aussi combien son
comportement avait suscité la haine.
Les mouchardes des SS, de la Gestapo, l’avaient
à plusieurs reprises dénoncée parce qu’elle aidait les Témoins de Jéhovah.
Et elle avait dû aussi compter sur l’hostilité
des communistes qui, parce qu’elle leur avait décrit l’URSS telle qu’elle était,
l’avait accusée d’être une « hitléro-trotskiste ».
L’aveuglement et le fanatisme de ces femmes
courageuses qui avaient osé se dresser contre les nazis avaient accablé Julia.
« Les
communistes allemandes et tchèques, raconte-t-elle dans un de ces carnets, m’avaient
accusée d’être au service des SS.
On m’avait prévenue que certaines d’entre
elles avaient décidé de m’éliminer soit en me désignant pour un “transfert”, à
l’insu des SS, soit en me tuant.
Je n’ai pas eu la volonté de me défendre, j’ai
simplement dit à la responsable des communistes du camp, Karla Bartok :
— Toi et celles qui te suivent, vous êtes
de la même bande que les SS ; entre vous, c’est le pacte des fanatismes, le
pacte germano-soviétique ! Le pacte des assassins !
J’ai craint, tant son regard était chargé de
haine, qu’elle n’aille se jeter sur moi pour m’étrangler.
Mais ce jour-là arrivait à Ravensbrück le
premier convoi de femmes russes déportées pour fournir de la main-d’œuvre
servile au III e Reich.
Karla Bartok avait décidé de les accueillir au
nom des communistes du camp et elle avait sans doute imaginé qu’elle allait
ainsi renforcer son organisation avec ces nouvelles militantes grandies sous le
pouvoir soviétique.
Lorsqu’elles ont eu compris qui était Karla
Bartok, les Russes l’ont insultée, chassée à coups de poing et de pied, criant
leur haine des communistes et de Staline, racontant comment on avait déporté
des millions de paysans, arraché les enfants à leur mère, et comment, durant la
famine en Ukraine, certaines mères en avaient été réduites à dévorer leurs
nouveau-nés.
Je savais cela, je l’avais dit, mais que des
femmes soviétiques viennent confirmer mes propos a bouleversé Karla Bartok.
Je l’ai vue perdre la raison, errer dans le
camp, gesticuler, hurler, se battre contre ses camarades qui cherchaient à la
calmer, à la retenir, à dissimuler son état aux kapos et aux SS.
Elle a cessé de s’alimenter, restant les yeux
fixes, ne se rendant pas aux appels, et elle a été bientôt conduite à l’infirmerie,
ce mouroir où, m’a-t-on affirmé, elle répétait, sa raison tuée par la folie :
“Staline, je t’aime !”
Un matin, on l’a jetée dans le camion des “transférées”,
celles qui deviendraient cendre et fumée.
« J’ai alors
décidé que je n’évoquerais plus ce que je savais de l’Union soviétique, ni ce
que j’avais subi. Il fallait, pour que les déportées communistes acceptent d’entendre
la vérité, qu’elles croient à l’honnêteté de celle qui la leur dévoilait.
Or la guerre et le camp étaient des écoles de
la suspicion et de la trahison.
On ne faisait confiance qu’à ses
coreligionnaires, Témoins de Jéhovah ou membres du Parti communiste.
Je n’étais ni d’une religion, ni de l’autre.
Je m’étais dépouillée des certitudes du fanatisme.
Je priais seule, non en groupe.
Je ne recherchais plus la camaraderie
partisane, mais l’amitié.
« Je l’ai
trouvée à Ravensbrück lorsque j’ai rencontré Isabelle Ripert.
Elle était communiste, mais j’ai pu me confier
à elle sans qu’elle m’accusât. Je ne cherchai pas davantage à la convaincre. Et
de même lorsque je l’ai retrouvée à Paris, en 1949, quand nous sommes restées
si longuement assises l’une en face de l’autre, nous tenant par les poignets, les
mains nouées.
« Nous avions
alors choisi des chemins différents, moi témoignant en faveur de Kravchenko au
procès qu’il avait intenté contre Les Lettres françaises , l’hebdomadaire
communiste, elle gardant le silence en dépit de ce qu’elle savait des
conditions de la
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