Le Pacte des assassins
Parti touche douze kilos de viande, plus d’un kilo de beurre,
autant de sucre, cinq kilos de riz, des cigarettes, des allumettes. On meurt de
faim dans notre grande URSS, mais nous – Munzer sort un paquet de cigarettes, me
le tend –, nous qui gouvernons pour le bien du peuple, nous ne maigrissons pas !
Et tout va bien. L’Angleterre et la France ont reconnu l’URSS. Et nous obéissons
à un Géorgien, ancien élève du séminaire de Tbilissi !
Munzer baisse la tête, ferme les yeux et
murmure : “Bon retour en Russie, comtesse Garelli !”
Il veut m’enlacer. Je le repousse lentement. Il
me dévisage, puis dit encore plus bas :
— Moi, je ne serais pas rentré. »
J’ai suivi Julia pas
à pas de ce mois de janvier 1922 jusqu’à son retour à Moscou, le 17 décembre
1923.
Dans l’Europe qu’elle avait parcourue avec
Thaddeus Rosenwald, le sang de la guerre n’avait pas fini de sécher. Les
tranchées étaient béantes, et presque chaque jour des obus explosaient, des
mines sautaient, de nombreux morts s’ajoutaient encore aux millions de cadavres.
Des hommes en armes, avec ou sans uniforme, certains
portant une chemise noire ou brune, continuaient d’assassiner, préparaient la
conquête du pouvoir, rêvaient de revanche, et d’autres, ceux dont Thaddeus
Rosenwald, Heinz Knepper et donc aussi Julia Garelli étaient les « camarades »,
espéraient en une révolution prochaine et criaient : « Les Soviets
partout ! » On se battait à Memel, à Berlin, à Munich, dans les
plaines du Pô, dans les quartiers ouvriers de Turin. Et parfois les corps s’abattaient
devant les portes des palaces où la comtesse Julia Garelli était descendue en
compagnie de son amant richissime aux identités multiples : prince
Bachkine, exilé et fantasque, au Grand Hôtel Kœnig de Berlin, diamantaire
anversois, Samuel Stern, récitant la Torah, à l’hôtel Lutetia à Paris, et tout
simplement Thaddeus Rosenwald à l’hôtel Excelsior de Rapallo.
J’ai imaginé Julia.
Je ne me suis pas contenté de lire et annoter
son journal. J’ai dépouillé les archives rassemblées dans son sanctuaire de
Cabris. J’ai lu les mémoires des diplomates allemands présents aux négociations
de Rapallo, le 16 avril 1922, qui devaient aboutir à un traité de paix entre l’Allemagne
et la Russie. C’était le but de la « Grande Politique » voulue par
Lénine et dont Thaddeus Rosenwald et Heinz Knepper avaient été les artisans
laborieux. Et dans laquelle la comtesse Julia Garelli avait joué sa partition.
Je l’ai donc imaginée.
Elle semblait n’avoir
pour tous désirs que ceux de boire, de séduire et de jouir du luxe de ces
grands palaces où elle entrait, hautaine, méprisante pour les portiers et les
grooms qui se précipitaient.
Elle paraissait ignorer ce qui survenait
autour d’elle, ce frémissement des domestiques qui la reconnaissaient comme l’héritière
de générations de maîtres, ou bien ces détonations proches. Car on se battait
dans les rues des villes allemandes.
À Munich, elle ne tournait même pas la tête
quand les hommes en chemises brunes entraient dans l’hôtel Prinz Eugen, traînant
leurs camarades blessés par une salve de police. Parmi eux, Hitler allait de l’un
à l’autre, puis il s’affalait, dans un fauteuil, homme blafard au regard fixe
dans un corps flasque.
Sur les routes du
bassin minier de la Ruhr où Thaddeus Rosenwald avait voulu se rendre pour
jauger de la résistance allemande à l’occupation, Julia donnait l’impression de
ne pas voir ces barrages dressés par des patrouilles de soldats français qui
contraignaient toutes les voitures à s’immobiliser.
Elle descendait, indifférente, et cependant
que Thaddeus Rosenwald palabrait avec l’officier français, elle allait et
venait sur le bord de la route, altière, le col de son long manteau noir relevé
sur sa nuque, ses cheveux courts dissimulés sous un chapeau cloche qui lui
couvrait aussi les oreilles.
L’officier se désintéressait de Thaddeus, s’approchait
d’elle, la saluait avec déférence, s’excusait des nécessités du maintien de l’ordre,
mais les Allemands avaient la tête dure, ils refusaient de payer ce qu’ils
avaient détruit, ils commettaient des attentats, des actes de sabotage, ils
noyaient les galeries de mine.
— Mais croyez-moi, nous allons les mater,
ils paieront !
Il rendait son passeport à Julia, s’inclinait,
lui baisait la main.
— Honneur à
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