Le Pacte des assassins
d’être présenté à Rome au comte Lucchino Garelli.
— Mon père, avait-elle murmuré.
Il avait alors égrené les noms de ses amis de
la noblesse italienne, puis, tout à coup, il s’était interrompu : savait-elle
que ce prince Bachkine n’était qu’un émissaire bolchevique dont la Reichswehr
connaissait la véritable identité ?
— Dînons, avait seulement répondu Julia.
Il s’était levé, lui avait offert son bras.
Cet homme-là ne marchait pas, il frappait
seulement le sol avec l’assurance d’un conquérant, viril de la pointe des
cheveux aux talons des bottes. Mais Julia ne le craignait pas. Erwin von
Weibnitz était incapable d’imaginer la joie funèbre qu’elle ressentait à le
séduire, à le conduire là où elle voulait alors qu’il croyait être le maître du
jeu. Elle l’avait interrogé tout au long du dîner et il s’était confié comme n’importe
quel homme, avec complaisance.
Il n’était pas dupe, disait-il, des intentions
de ce faux prince Bachkine. Les bolcheviks voulaient sortir de leur isolement
et la Reichswehr avait besoin des plaines russes pour faire évoluer ses troupes,
ses tanks, y construire des aérodromes, s’y entraîner. L’Allemagne devait, face
à la France, trouver un allié à l’Est. Bolchevique ? Pourquoi pas ? Il
fallait parfois souper avec le diable.
Il s’inclinait devant elle. Il n’était pas le
diable. Les bolcheviks non plus, pas davantage que les membres des Sections d’Assaut
du parti nazi. Chaque guerre, chaque révolution faisait surgir des hommes
nouveaux. S’ils étaient décidés à combattre l’anarchie, alors il fallait que
les forces de la tradition s’associent à eux, parce que mieux valait l’ordre, quel
qu’il fut, qu’une société brisée, décomposée.
— Après, nous les ferons rentrer dans le
rang à coups de crosse ou de sabre, si nécessaire.
Julia avait beaucoup bu, riant parfois un peu
trop fort, puis elle avait quitté la salle à manger de l’hôtel Kœnig en
titubant au bras du colonel von Weibnitz.
10.
Le colonel Erwin von Weibnitz n’évoque jamais,
dans ses mémoires restés inédits, mais dont j’ai trouvé une copie au sanctuaire
des archives de Cabris, ses relations avec la comtesse Julia Garelli.
Il écrit seulement :
« Mes contacts personnels avec des
membres de la délégation bolchevique, venue à Gênes pour participer à la
conférence internationale sur la paix en Europe, m’ont permis de favoriser la
conclusion du traité de Rapallo entre notre pays et la Russie soviétique. Ce
fut l’acte diplomatique le plus important de l’après-guerre, et il joua un rôle
majeur dans la reconstruction d’une armée allemande, celle-là même qui servit
de noyau et de socle à la Wehrmacht. »
C’est peu, et grâce aux carnets de Julia
Garelli-Knepper, eux-mêmes complétés par les souvenirs du ministre des Affaires
étrangères russe, Tchitcherine, j’ai pu reconstituer cette semaine du mois d’avril
1922 où fut en effet conclu le traité de paix entre l’Allemagne et la Russie, dont
la signature fut une surprise pour toutes les délégations de nombreux pays rassemblés à Gênes sous la
présidence de Lloyd George et qui, aussitôt, se dispersèrent.
« Les diplomates anglais et français ne
sont que des étourneaux, et notre traité les a affolés. Qu’ils piaillent ! »,
s’exclama Thaddeus Rosenwald dont Julia Garelli rapporte le propos à la date du
17 avril 1922, au lendemain de la signature du traité entre Allemands et Russes.
Les Allemands
étaient installés à Gênes à l’hôtel Miramar aux côtés des autres délégations.
Pour marquer leur différence – n’étaient-ils
pas des bolcheviks opposés au monde capitaliste ? – les Russes avaient
choisi de résider à Rapallo, à l’hôtel Europa. Mais Julia Garelli comme
Thaddeus Rosenwald logeaient à l’hôtel Excelsior, sur l’autre rive du petit
port italien.
Chaque jour, Erwin von Weibnitz quittait Gênes
pour Rapallo, situé à trente-sept kilomètres. Il conduisait lui-même la voiture
en empruntant la route côtière, ébloui par la luminosité du ciel et de la mer, les
parfums de sel et de fleur, la douce légèreté de l’air. Il ne se rendait pas
auprès des Russes, mais montait dans la chambre de Julia Garelli.
Julia ne bougeait
pas. Elle était installée sur une chaise longue, au bord de la vaste terrasse
qui prolongeait la chambre. Elle ne se lassait pas du panorama qui se
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