Le Pacte des assassins
quelqu’un
étudiera cette langue folle qui peu à peu a rempli toutes les bouches. Elle me
donne envie de vomir.
Je crache au visage d’Alfred Berger qui m’en
semble satisfait et qui cherche des yeux les témoins de cette agression qui le
disculpe de toute complicité avec moi. »
Cet homme-là, qui
porte mon nom, disparaît ensuite pendant plusieurs années des bribes du journal
qu’entre 1939 et 1945 Julia a réussi à écrire, à conserver et à transmettre, bien
qu’elle eût été d’abord déportée en Sibérie – de janvier 1939 à février 1940 –,
puis livrée aux nazis par Staline et enfermée jusqu’en 1945 au camp de
Ravensbrück. Mais, durant ces six années, je n’ai pas perdu la trace d’Alfred
Berger. Je l’ai suivi pas à pas en furetant dans toutes les archives dont je
disposais. Le sanctuaire de Julia à Cabris contenait des dossiers inédits, accablants
pour Alfred Berger.
Je sais quelles actions il a accomplies en
juin 1940, puis en 1943, et pourquoi il réapparaît en 1946 dans le journal que
Julia Garelli-Knepper, survivante de deux enfers complémentaires, recommence
alors à tenir.
Elle ne cessera que quelques jours avant sa
mort.
Et c’est entre les pages de ce dernier carnet
consacré aux années 1989-1990 que j’ai retrouvé la notice nécrologique de mon
grand-père où, pour la première fois, mon nom est associé au sien.
J’ai ainsi suivi le
destin d’Alfred Berger. Il est devenu un fil majeur de cette trame noire qu’est
l’histoire du communisme dont j’ai le sentiment, au fur et à mesure que je la
reconstitue, qu’on ne sait plus rien d’elle. Ou plutôt qu’on ne veut rien dire
d’elle, hormis l’espoir qu’elle a représenté et dont l’évocation vaudrait
amnistie, amnésie.
On s’attarde sur l’héroïsme des bourreaux :
n’ont-ils pas fait la révolution ? triomphé du tsar, du capitalisme, des
Armées blanches, etc. et, plus tard, ne sont-ils pas entrés en vainqueurs dans
Berlin, terrassant le nazisme ?
On innocente les uns – le talentueux Trotski, assassiné
à l’instigation du sinistre Staline –, en somme on choisit son chef de bande et
on le vénère.
Mais on oublie toujours les victimes et des
uns et des autres !
Celles du nazisme sont honorées, font l’objet
d’un culte légitime, d’une mémoire sourcilleuse et vigilante, mais celles du
communisme sont oubliées, parfois même encore suspectées !
Et que deviennent celles qui ont été
persécutées par les deux camps ?
Qui connaît aujourd’hui Julia Garelli-Knepper,
livrée en février 1940 par les soldats du NKVD aux SS, passant ainsi du goulag soviétique au lager nazi, de la Sibérie à Ravensbrück ?
Rappeler les souffrances de ces victimes, telle
était la mission morale que m’avait confiée Julia Garelli-Knepper, et elle
avait pensé que je saurais d’autant mieux les comprendre et les exprimer que j’étais
coupable d’être le petits-fils d’Alfred Berger.
Mais j’avais tout à
apprendre.
Mon père, en effet, m’avait rarement parlé d’Alfred
Berger et je m’étais bien gardé de l’interroger.
J’avais le sentiment que ce vieil homme nous
méprisait.
Il habitait à quelques kilomètres de notre
village du Têt, mais quand mon père est mort, il n’a pas jugé bon d’accompagner
son fils en terre.
Et je n’ai appris son décès, survenu en 1989, quatre
ans après celui de mon père, qu’à la lecture de sa notice nécrologique, celle-là
même que j’ai retrouvée, bien plus tard, découpée et glissée entre les pages du
dernier carnet de Julia Garelli-Knepper.
Jusqu’alors, je n’avais pas cherché à savoir
qui était cet homme dont mon père évoquait le destin avec admiration, déférence,
mais aussi souffrance.
Et je me révoltais contre cette soumission du
fils au père, qui semblait s’être nourrie de l’indifférence hautaine – du
mépris, je l’ai pensé – d’Alfred Berger pour son fils. J’en avais voulu à mon
père et j’avais même pensé qu’il avait souhaité mourir avant Alfred Berger pour
offrir à ce dernier un ultime triomphe, sa vie en sacrifice, le vieillard
dévorant symboliquement le corps du fils.
Comment n’aurais-je pas ressenti de la haine
envers ce personnage dont les carnets de Julia et les archives me révélaient la
lâcheté, le fanatisme, peut-être plus simplement le cynisme ?
J’ai désiré en
savoir plus long et je me suis enfin décidé à ouvrir cette longue
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