Le Pacte des assassins
boîte
métallique que m’avait léguée mon père, me confiant qu’il avait entassé à l’intérieur
toutes sortes de papiers et de documents qui me permettraient de connaître mes
origines.
J’avais haussé les épaules. Je voulais être l’arbre
solitaire dressé dans le désert.
J’étais con.
— Tu y viendras, m’avait dit mon père d’une
voix lasse. Tu n’y échapperas pas. Un jour, tu voudras savoir.
Le moment était venu d’ouvrir cette boîte que
j’avais appelée par défi le « cercueil de mes ancêtres », et j’avais
dit à l’une de mes compagnes – Judith, ou Karine – que c’était là que je
cachais, comme Barbe-Bleue, des « restes humains ».
J’étais vraiment con.
Mais je cherchais à exorciser le passé et à
faire disparaître cette crainte irraisonnée qui m’habitait.
J’ai transporté le « cercueil
de mes ancêtres » dans le sanctuaire des archives de Julia, à Cabris.
Je l’ai vidé sur la table et des papiers
jaunis – quittances, diplômes, tracts, lettres –, des cahiers d’écolier, des
photos qui ressemblaient à des cartes postales vieillies, sont venues se mêler
aux carnets de Julia et aux cartons d’archives sur lesquels je travaillais.
J’ai commencé à identifier et à classer ces « restes
humains ».
J’ai rêvé de renouer les fils, de reconstituer
le puzzle de ces vies qui se croisaient, celle de Julia Garelli-Knepper et
celle d’Alfred Berger.
Et de toutes les autres, émiettées, destins
des victimes et des bourreaux uniformément écrasés par la meule impitoyable de
ce XX e siècle rouge et noir.
17.
« Alfred Berger est un enfant trouvé. »
Je n’ai pu détacher mes yeux de cette phrase
écrite par mon père à la première page de l’un de ces cahiers d’écolier qu’il
avait remplis de son écriture d’instituteur, régulière et violette.
J’avais le sentiment que j’étais précipité
dans un abîme. Avant Alfred Berger, il n’y avait donc que l’inconnu. Mais, en
même temps, cette chute qui m’angoissait me fournissait une explication
rassurante.
J’ai voulu croire que c’était pour combler ce
vide qu’Alfred Berger était devenu un fanatique, un exécutant servile, un
cynique qui avait refusé d’aider Heinz Knepper et Julia Garelli en 1936, en
1937.
Il s’était ainsi construit une identité et
avait eu besoin d’obéir à ceux qui l’incarnaient.
Les circonstances avaient fait de lui un
communiste, mais il aurait tout aussi bien pu brandir le drapeau noir du
fascisme.
Son adhésion à une foi collective, sa fidélité
aveugle, son obéissance à une hiérarchie lui avaient permis de s’inventer et de vivre un roman personnel alors
que la réalité de son passé était inacceptable.
On l’avait déposé
devant une bergerie, dans un couffin.
Il devait être âgé d’une quinzaine de jours
déjà, même si sa date de naissance officielle – mais suivie d’un point d’interrogation
– était celle inscrite sur le registre des entrées de l’orphelinat de
Carpentras où il avait été accueilli.
Il était donc né le 31 juillet 1893.
Il serait l’un de ces millions de jeunes
adultes d’à peine une vingtaine d’années, en août 1914, parmi lesquels la mort
allait moissonner avec un entrain sauvage.
Mais il avait été l’un des survivants de ce
siècle et je me souviens de mon père murmurant comme s’il énonçait une
certitude et acceptait une fatalité :
— Je mourrai avant Lui.
Et le plus douloureux pour moi était de l’entendre
ajouter :
— C’est bien comme ça. Les gens comme Lui,
avec ce qu’ils ont fait, ils doivent vivre plus longtemps, plus que des gens
comme nous qui sommes restés à l’abri dans notre coin.
C’était à hurler de colère, et mon indignation
aujourd’hui est encore plus vive parce que je sais ce qu’Alfred Berger a fait, laissé
faire, approuvé, ne tendant jamais la main à ses camarades qui avaient rompu
avec la « ligne du Parti », qui étaient devenus des « oppositionnels ».
Ceux-là, il avait trouvé naturel et légitime
qu’on les enferme, qu’on les tue.
Et je sais désormais qu’il avait aidé à le
faire.
Je l’accable, je le
condamne, mais je ne puis oublier ce gouffre en lui, une trouée noire, une
brèche qu’il lui avait fallu colmater pour survivre.
Et il l’avait fait en transformant cette
béance cruelle en fosse commune où il avait aidé à précipiter – cela le
rassurait, le
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