Le Pacte des assassins
apte à diriger
le Parti, ce qui ne pouvait se faire qu’avec l’accord du Komintern et donc de
Staline.
Julia ne voulait pas donner son avis sur Boris
Serguine, mais elle entendait Rosenwald l’exécuter en quelques phrases :
— Serguine, disait-il, est le contraire
de Jacques Miot. Celui-ci n’est qu’une tête brûlée, un agitateur de rue, non un
révolutionnaire. Serguine est réfléchi, habile. C’est un fin politique, un
manœuvrier, un esprit créatif, donc porté à l’indépendance et, de ce fait, susceptible
de forger sa propre ligne politique, et de ne pas suivre celle qu’élaborera le
Centre. Il nous faut quelqu’un qui obéisse perinde ac cadaver.
Elle avait entendu le bruit du bouchon de
Champagne qui sautait.
— Nous sommes un
ordre, à l’instar des Jésuites, camarades !
Ils avaient ri, puis Munzer avait ajouté que
Boris Serguine était proche de Trotski, qu’il l’admirait. Et voilà qui le
condamnait sans même qu’on eût besoin de s’interroger sur ses qualités
intellectuelles.
Julia était rentrée au salon et Heinz Knepper
l’avait longuement regardée. Tous s’étaient tus. Elle avait baissé la tête, ne
la relevant qu’au moment où Munzer commençait à égrener les noms de trois
camarades que Staline semblait avoir retenus. Le premier, Maurice Thorez, était
blond et poupin comme un Russe, et « notre Géorgien a été séduit » ;
le deuxième, Jacques Duclos, avait la faconde, la souplesse, l’agilité d’un
marchand ambulant. Et cela aussi avait plu à Staline.
Willy Munzer s’était tourné vers Julia : se
souvenait-elle de ce Français un peu éméché qui s’était assis à leur table, au
bar de l’hôtel Lux, quelques semaines après la mort de Lénine ? C’était un
ouvrier électricien qui avait réussi à étonner Staline en affirmant que, durant
les trois années de la guerre civile, on avait tué moins de gens en Russie que
les Versaillais pendant les huit jours de la semaine sanglante, en mai 1871. Le
Français avait même prétendu que notre Russie était un modèle pour la
sauvegarde des libertés individuelles.
Ils avaient tous trois hoché la tête, puis
Heinz Knepper avait murmuré que ce camarade-là avait les capacités pour diriger,
aux côtés de Thorez et Duclos, le Parti communiste français.
Heinz avait alors demandé à Willy Munzer le
nom de « son petit Français qui avait si bien compris l’essence du régime
soviétique ».
Dans les dernières
lignes de son journal de l’année 1926, Julia Garelli écrit :
« Willy Munzer propose de confier la
direction du parti français à trois camarades : “Nous payons, donc nous
seront entendus.” Il a écarté Boris Serguine et Jacques Miot. Je ne connais ni
Thorez, ni Duclos, qui vont les remplacer. Je me souviens du troisième, déplaisant,
sans gêne, flatteur, rencontré au bar de l’hôtel Lux : un fanatique et
donc un exécutant servile du nom d’Alfred Berger. »
15.
Je suis le petit-fils d’Alfred Berger.
Lorsque j’ai découvert que Julia
Garelli-Knepper l’avait connu et l’avait jugé de cette manière impitoyable et
méprisante, j’ai eu le sentiment d’avoir été floué, manipulé par cette femme
que j’admirais et dont je tentais de raconter la vie héroïque.
Elle incarnait le siècle et j’expliquais ses
faiblesses par les contradictions d’un temps qui faisait que les plus valeureux,
les plus vertueux des hommes avaient été contraints à chaque instant de choisir
entre plusieurs fidélités à eux-mêmes, à leur foi, à leurs camarades, aux
illusions de leur jeunesse.
Julia était pour moi une héroïne tragique et j’aurais
voulu qu’un Shakespeare ou un Sophocle s’emparât de son destin pour l’inscrire
dans la mémoire des hommes.
Je connaissais les limites de ce que je
tentais. Je n’étais pas un grand dramaturge ; je voulais seulement
rassembler les éléments oubliés de sa vie.
Et puis, tout à coup, dans les toutes
dernières lignes du journal de l’année 1926, ce nom de Berger, le mien, et
cette question qui m’a aussitôt tenaillé : pourquoi Julia avait-elle feint
de l’ignorer quand je m’étais présenté à elle ?
Depuis cette rencontre inattendue avec Alfred
Berger, je ne pouvais plus croire à l’innocence ni à la sincérité de Julia
Garelli-Knepper.
Elle était rentrée dans le rang, personnage
ambigu, habile et calculateur comme nous le sommes tous.
Mais, comme j’avais aussi honte
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