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Le pas d'armes de Bordeaux

Le pas d'armes de Bordeaux

Titel: Le pas d'armes de Bordeaux Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pierre Naudin
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attitude coutumière : les jambes allongées vers les flammes, les bras croisés, le dos appuyé contre le dossier de sa haute chaire et la tête baissée pour s’abstraire de tout. Il semblait que personne ne pût troubler sa méditation dans cette salle basse, chaude, aux ombres plus épaisses ou peut-être plus nombreuses que jadis. Aucun chien n’était là pour l’avertir d’une présence qui, pourtant, avait fait craquer quelques cadettes disjointes d’un pavement dont le nettoiement et le jonchement ne laissaient aucun doute sur l’abandon des nobles coutumes. Nul bruit autre que les craquements du bois léché par les langues de feu. Nul mouvement autre que celles-ci. Aucun signe de vie dans les pièces attenantes.
    Tristan s’avança, se pencha et appuya sa dextre sur une épaule abandonnée à la fatigue des ans.
    – Est-ce toi, Olivier ? Que me veux-tu encore ?
    – Non… C’est moi, ton ains-né fils.
    Tristan s’étonna du haut-le-corps du vieillard. On eût dit que toute sa personne était pénétrée par la foudre.
    – Toi !
    La commotion cessa et Tristan se demanda s’il ne s’était pas mépris sur sa nature. Il avait pensé à une joie aussi vaste que subite, or, cette exclamation semblait exprimer une sorte de contrainte ou de déplaisir à moins que ce ne fût de l’angoisse. Thoumelin savait combien il avait vieilli. Certes, il s’était tourné mais il semblait désespéré de révéler à son visiteur un visage flétri où les yeux mêmes avaient perdu ces lueurs d’un bleu d’émail si pareil au ciel de la Langue d’Oc.
    – Enfin ! soupira-t-il. Je me disais : je vais mourir sans le revoir.
    – Dans les batailles, tandis que je férissais du Goddon ou du routier, je me disais. Père, la même chose.
    Il était revenu. Ils eussent dû échanger des propos dans la langue du pays, mais ils étaient encore des étrangers l’un pour l’autre.
    – Tu vois, rien n’a changé, sauf moi.
    De prime abord, le tinel paraissait inchangé. Les mêmes clartés autour de l’âtre, les mêmes recoins ombreux, sans doute. Cependant la paille qui jonchait le pavement n’avait pas été renou velée depuis plusieurs semaines. Sur le manteau de la cheminée, une croûte épaisse noircissait le blason des Castelreng. Il y avait dans l’air, confondu à l’odeur de suie, quelque chose d’hostile.
    –  Ba pla ? 221 murmura Tristan qui se sentait devenir un intrus.
    Son père avait flairé sa déception. En se gardant de lui répondre, il le considéra de bas en haut avec l’insistance d’un homme qui, après avoir perdu ses illusions, perd la vue ou peut-être la foi. Il toussa, cherchant certainement un ton affectueux ou décent pour avouer :
    –  Y pla lougtemps qué mon cor té désirabo 222 .
    Tristan s’était préparé à cet aveu. Maîtrisant son émoi, il s’attendit à subir des reproches. Selon ce que lui dirait cet homme las et comme usé, il saurait s’il n’était que de passage où si sa présence, dans ces murs charbonnés, serait puissante et définitive. Car c’était lui l’aîné, le continuateur de l’espèce. Abrogeant la langue d’oïl, Thoumelin murmura encore :
    –  Del passat la remembranço, et la fé din l’an qué ven 223 .
    Et tout à coup, plus haut :
    – Je ne t’espérais plus. La vie a bien changé… Les serviteurs que tu as connus sont morts… Six couples sont ici. Aucun soudoyer… Il est vrai, mon fils, qu’après Montfort et le prince de Galles, nul malandrin ne viendra troubler la Langue d’Oc.
    – Et elle ?… Aliénor ?
    Il y eut un silence. On eût dit qu’elle était présente et invisible.
    – Est-elle toujours céans ?
    – Certes.
    – Et ce fils qu’elle t’a donné ?
    – Olivier ?… Elle ne m’a rien donné.
    Le vieillard semblait gêné par cette réponse : elle lui suggérait quelque chose. Mais quoi ? Il regarda devant lui et du côté op posé à l’âtre comme s’il craignait d’être écouté par quelque ennemi.
    – Quand j’ai appris par Tiercelet qu’un autre fils t’était né…
    Tristan ne put achever. D’ailleurs son père eût pris le moindre mot pour un blâme. Bien qu’ils eussent subi la corrosion du temps, il reconnaissait ses traits. Hélas ! Il ne reconnaissait plus l’homme. Encore moins le chevalier. Les cheveux blancs et rares, soit. Mais sous la falaise du front ridé, à la lisière des sourcils, les yeux ne brillaient plus d’une flamme gaie,

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