Le pas d'armes de Bordeaux
Tristan coupa par des chemins étroits dans la forêt de Lauzet. Le hameau du Bézu apparut, dominé par un colosse de pierre.
– Naguère, il y avait des Templiers dans ce châtelet dont on ne voit, d’ici, que le donjon.
– Qu’y a-t-il maintenant ?
– Personne. Sachez que si l’on nous refoule à Peyrepertuse, nous viendrons là fonder notre bastille.
– Dites, messire, demanda Lemosquet, quelle est devant nous cette grosse montagne ?
– Le pech de Bugarach. On raconte sur lui moult choses étranges. Certains prétendent qu’il est creux et traversé par une rivière dont le lit est semé de cailloux d’or. D’autres croient que des hommes y vivent et que l’intérieur est une cathédrale géante. Ils en sortent parfois la nuit pour chasser le cerf et la bête noire 243 . Je suis monté au sommet. Parfois cette montagne a l’air de respirer : de grandes bouffées chaudes ou froides sortent du rocher par des trous qui se referment aussitôt. Ces souffles deviennent nuages et le ciel les accueille parmi les siens. Parfois, ce sont les nuages qui sont absorbés soudainement par la montagne… Il y a aussi, çà et là, dans l’herbe, des espèces de vermisseaux de couleur verte. Des gens les ont touchés. Ils sont morts peu après.
– C’est pourquoi, dit Paindorge, aucun château n’y est bâti. Et pourtant, quelle position !… Je pense à Zaldiarân…
– Ah ! Non, protesta Lebaudy, parle pas de l’Espagne : ça nous portera malheur !
Ils cheminèrent longtemps sans mot dire, chacun s’absorbant dans des méditations dont Tristan imagina l’anxiété, la tristesse ou la résignation. La neige avait fondu. Les chevaux et les mules pataugeaient parfois dans la boue. Aucun d’eux ne semblait souffrir du froid et de la fatigue. Le soleil quasi printanier avivait la pâleur des immenses falaises au faîte desquelles, après des lieues sans surprise, Peyrepertuse apparut, semblable, sur sa gigantesque carène rocheuse, à quelque arche immense du déluge échouée là depuis les temps bibliques.
– C’est haut, dit Paindorge que l’idée d’une ascension longue et ardue rebutait.
– Cinq cents toises 244 .
En vérité, c’était vertigineux.
– Ouille ! fit Lebaudy.
Leur stupéfaction tira Tristan de sa mélancolie. Longtemps, les yeux levés vers la forteresse, ils n’avaient cru voir qu’un rocher abrupt, d’une taille extraordinaire, au pinacle déchiqueté sur un fond d’émail azuré. Maintenant, au-dessus des plis nombreux de la montagne, de ses crevasses et fissures empoilés d’herbes et d’arbrisseaux, ils distinguaient, exhaussée sur ce soubassement grandiose, une formidable muraille créée par des bâtisseurs émérites, une courtine géante avec de longs murs orbes, d’autres percés d’ouvertures plus larges que des archères, et des bretèches inaccessibles.
– C’est, dit Tristan, une Carcassonne céleste.
On accédait à la citadelle par une voie pavée de loin en loin, ourlée de genêts, de cistes et de buis, qui se rétrécissait à mesure de la montée. Suivi d’Alcazar, Tristan se porta en tête. Paindorge, serrant la longe écourtée de Carbonelle, prit sa suite. Lebaudy et Coursan, docile, puis Lemosquet, occupé de John d’humeur taciturne, s’engagèrent sur la pente escarpée. Mahaut, la mule, suivit.
– C’est une bonne chance, grommela Paindorge, que la neige ait fondu et qu’il ne gèle point trop. Jamais je ne serais monté !… Je n’ai pas envie que Flori se brise une jambe.
– Si je monte, dit Tristan, c’est qu’Alcazar et Malaquin peuvent monter. Et s’ils le peuvent, c’est que le reste de notre cavalerie le peut aussi.
Malaquin piétait sans difficulté. Libre, Alcazar dansait sur la pente. Tristan se demanda si, une fois rendus, les roncins et les mules seraient pourvus en pitance. Il n’osait se poser d’autres questions et craignait d’éprouver bientôt une ou plusieurs déconvenues dont la conséquence ne ferait qu’empirer sa mélancolie et la maussaderie de ses compères.
Le chemin contournait le flanc de la montagne, hésitant parfois à s’élever, puis reprenant son serpentement, tantôt roc et tantôt cailloux, tantôt nu, tantôt herbu. Il advenait que l’on perdît de vue les murailles. Elles réapparaissaient, pâles, inattendues, épousant si intimement le bord des aplombs qu’il semblait qu’elles pouvaient se disloquer sur un coup de vent et choir dans le vide.
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