Le pas d'armes de Bordeaux
soudain sa dextre à sa poitrine : son cœur venait d’y tressauter sous le coup d’une évidence corripiante :
« Jamais on ne m’a dit que je ressemblais à mon père ! Mes proches ont toujours prétendu que j’étais le portrait garçonnier de ma mère. »
– Nous reviendrons un jour, mes gars, à Castelreng.
– Quand ? demanda Lebaudy.
– Quand je serai certain du trépas de mon père… Six mois, un an… pas davantage. Encore heureux qu’ils ne l’aient pas enherbé en mon absence pour jouir de la châtellenie !… Ah ! Oui : je les chasserai tous avec votre aide.
– C’est ce que j’espérais ouïr, dit Paindorge, de loin.
– Moi aussi ! approuva Lebaudy.
– Moi, dit Lemosquet, j’espère qu’ensuite on pourra vivre en paix !
IV
Tristan décida d’une halte à La Bonne Truite , face à l’église Saint-Martin (409) . Tandis qu’ils avalaient leur pitance – tranches de bœuf aux choux férus et aux fèves -, l’hôtelier, maître Limouzy, leur conseilla de proposer leurs services à Peyrepertuse, quasiment vide, selon lui, depuis le départ du Trastamare.
– Il paraît, dit Tristan, qu’il n’a pas emmené sa femme et ses enfants.
– On m’a dit qu’ils étaient partis, dit Limouzy en posant sur la table un cruchon de vin rubis à senteur de chêne.
– Qui commande là-haut ?
L’hôtelier l’ignorait. Tristan resta songeur.
– Nous irons voir… Que savez-vous d’autre, messire ?
Le gros homme enjoué eut un geste évasif :
– On dit qu’il y a la guerre à Montpellier. Messires Guesclin et Audrehem la font à Jeanne de Naples (410) .
– Ont-ils seulement acquitté leur rançon ? interrogea Paindorge en remplissant les gobelets d’étain où les vins, cervoises et hypocras avaient laissé des cernes bleutés.
– Guesclin sans doute, dit Lemosquet. Le roi a payé (411) .
– L’autre, dit Tristan, certainement pas. J’en mettrais ma main au feu.
– Moi, avoua Lebaudy, les yeux mi-clos, depuis le temps que je jeûne, j’aimerais réchauffer les miennes sur le potron d’une femme… et ailleurs.
Des sourires l’approuvèrent. Celui de l’hôtelier n’était pas le moins éloquent.
Ils repartirent dès l’aube du lendemain, le cœur serré d’incertitude, mais l’estomac plein. Sans oser se confier à ses voisins, chacun craignait d’être à nouveau consterné, condamné à l’errance et à la diète.
– On se rapproche de l’Espagne, dit Lebaudy, le plus soucieux, le plus frileux et pour Tristan le plus ennuyeux de sa flote.
– Rassure-toi. Nous n’irons pas guerroyer contre Pèdre ni nous joindre à Audrehem et Bertrand. Nous allons piéter jusqu’à Peyrepertuse. Nous ferons, au passage, une halte à Alet. C’est là que j’ai reçu le baptême. Je veux prier pour notre devenir.
Était-ce vraiment ce qu’il fallait dire ? La prière supposait un vœu, une crainte, l’exaucement d’un désir dont on savait la démesure ou la fragilité. Tristan, soudain, eut presque le sourire. Sourire amer : il n’avait guère eu l’occasion de prier depuis plus d’une année. Il lui était même advenu de douter qu’un Dieu bienveillant se fut penché sur sa destinée. Il fallait cependant que par cet expédient où le doute affleurait l’espérance, il parvînt à se guérir de ses découragements, de ses déceptions et de ses rancœurs.
Précédant ses hommes, il engagea Malaquin sur le chemin de Couiza et ne jeta qu’un regard au donjon de Cournanel, à sa dextre. Alors, la route descendit entre des montagnes pelées, à contre-sens du cours de l’Aude dont les eaux, grossies par quelque tourmente de neige, avaient pris la teinte ocre des sols arrachés à ses berges.
– Il y a, dit-il, à Alet, une abbaye devenue chapitre cathédral 240 lors de son érection en évêché. On devait y bâtir une église…
– Aussi grosse, la cathédrale, que celle de Burgos ?
– Non, Robert, mais de belle taille, tu verras. On l’agrandissait quand je suis parti pour Paris.
Tristan ferma un instant les paupières à la recherche d’un passé proche dont il ne savait s’il devait en accepter ou non la remembrance. Le nom de Burgos venait de ressusciter l’Espagne, et l’Espagne c’étaient Simon et Teresa, Cristina, Pedro del Valle et Tolède, Francisca et Séville, Guesclin et ses enrageries. Regardant derrière lui, il vit Paindorge tête basse ; Lebaudy, rêveur et Lemosquet, les
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