Le pas d'armes de Bordeaux
tutoiement.
– Il le faut bien.
Elle se donnait une contenance héroïque mais il la voyait trembler. L’ombre du soir avivait le carmin de sa bouche. Lèvres succulentes entrecloses sur des dents petites, brillantes ; nacre où glissait parfois une langue rosée. Et ces yeux pétillants d’une flamme bleue. « Belle et simple. » Le sourire ne se limitait point au retroussis d’une bouche suave. Il atteignait les angles des paupières, les ailes du nez ; il concourait à la fleuraison des pommettes. « Belle et courageuse. » Tristan ne savait que penser d’autre tout en sachant que le visage, le corps, l’esprit de Maguelonne correspondaient à ses secrètes espérances, pour autant qu’il en avait nourri depuis la disparition de Luciane. La curiosité ne lui suffisait plus. Il eût trouvé Maguelonne à son goût s’il l’avait connue avant…
« Avant quoi, avant qui ? » se demanda-t-il en sachant qu’il lui était reconnaissant d’être apparue et d’avoir eu la volonté d’être sincère.
– Que font tes parents ?
– Ils sont morts. Nous vivons ma sœur et moi chez mon oncle, le frère de mon père. Nous y sommes à l’aise.
– Que fait-il ?
– C’est le faouré 273 près du pont vieux.
Elle employait un mot de sa langue natale. Son accent y prenait une sonorité, une gaieté dont elle-même se merveillait.
– Pierre Massol est son nom. Je le connais un peu.
– Oui, messire. C’est lui… Il a des champs, une vigne, deux vaches et des brebis que nous allons garder, Sibille et moi. Il nous a appris à écrire.
Tristan avait échangé quelques propos avec cet homme sans façons dont le veuvage récent et la complexion herculéenne attiraient quelques femmes dans sa forge. C’était un brun chevelu, glabre et souriant, vêtu de cuir de pied en cap.
– En somme, tu es heureuse… Que peux-tu vouloir de plus ?
La beauté de Maguelonne devint soudain moins amène. Des étincelles d’or éclaboussèrent ses yeux. Il l’imagina nue contre son corps. Il lui dispensait des caresses légères, ces lambeaux d’amour dont elle avait envie. L’aimer ? Le doute était en lui. Si par miracle il s’en éprenait, une guerre pourrait l’arracher à cette jouvencelle et la réduire au malheur. Un remords l’étreindrait de l’avoir amignardée (418) pour l’abandonner à la curiosité de ses amies et des gens de Villerouge.
Cette conjecture l’incita au retour. L’envahissement des rues par la nuit, les frappements des contrevents repliés l’un contre l’autre, les bonsoirs adressés aux ombres qui les croisaient ou dépassaient replaçaient Maguelonne dans les réalités de sa condition et lui, Tristan, dans l’existence de Villerouge. À travers quelques parchemins huilés et les rares vitres glauques des fenêtres encore ouvertes, des ombres remuaient sur fond de miel. Il sentait combien ces existences rudes alentissaient leurs mouvements et leurs propos avant de se livrer au réconfort des ténèbres jusqu’aux cris mêlés ou réciproques des coqs.
– Nous voici devant ta maison.
Les portails entre-clos de la forge ne laissaient rien voir du dedans. Aucun bruit n’en sourdait, mais un chien blanc parut dont la queue s’anima.
– C’est Titou. Il veille.
– Je vois… Ton oncle est-il un homme libre ?
– Il l’est.
Tristan s’était demandé si cette forge était une forge bannière où tous les habitants se devaient de faire aiguiser ou réparer leurs outils, d’apporter leurs chevaux, bœufs et vaches à ferrer moyennant une redevance annuelle de deux ou trois pugnères 274 de blé par paire de bœufs comme c’était la coutume en certains endroits de la Langue d’Oc. Non : Pierre Massol était libre.
– Je vais te quitter.
– Déjà !
– Sois quiète, Maguelonne. On se reverra… Dors bien.
Il s’éloigna vélocement sans assortir son adieu de cette pertintaille de mots creux où tant d’autres se complaisaient. De retour dans sa chambre, vide encore de la présence de ses compagnons, son premier soin fut d’ôter les gafirots 275 qui avaient adhéré à ses chausses lors de sa marche dans les herbes.
« Elle est belle et avenante », songea-t-il en se dévêtant.
Il regarda les lits, la table, les escabelles et la chandelle que Lebaudy avait imprudemment laissée allumée avant d’aller prendre l’air. C’était à quoi se réduisait son univers. Ah ! Certes, l’immensité du dehors compensait
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