Le pas d'armes de Bordeaux

il régnait présentement sur Bordeaux et les vastes pays conquis de gré ou de force par ses aïeux. Sans pour autant se désintéresser de ses sujets, il se soucierait des parures de ses marmousets et de la frisqueté (371) des dames qu’il comblerait d’incessantes liesses. Ce grand prodigue aplatirait promptement le trésor amassé par son père jusqu’à ce qu’il ne fût pas plus épais qu’une galette. Au jusant des richesses dilapidées succéderait le flux des créanciers avides, le flux des mécontents de toute sorte, le flux de la tristesse et de la maladie. Ce dimanche, sire Édouard avait détourné le reste d’ardeur qu’il avait déployée pour la guerre d’Espagne vers cette fête d’armes joyeuse pour l’assistance, juste récompense de ses rêves de grandeur réapparus au crépuscule de Nâjera. Plutôt que d’avoir son épouse à son côté pour atténuer de sa beauté sa formidable laideur, il l’avait laissée parmi les femmes curiales 112 , rose vive, épanouie, devant toutes celles qui coloraient de leur fleuraison l’échafaud et dont Tancrède, à n’en point douter, constituait le second ornement.
    – Messire Castelreng, sachez-le : je tiendrai envers vous, tous mes engagements si vous faites merveille mes-huy 113 . Les juges en décideront. Mes chevaliers qui louent votre bachelerie 114 , nos dames qui vous supposent fort et ferme, et tous mes sujets avons hâte de vous voir à l’œuvre.
    Il voulait être la conscience même de ce peuple qui ne lui appartenait pas plus que celui de la Grande Ile. Il souhaitait devenir, s’il ne l’était déjà, le dieu vivant de ces chevaliers qui commençaient à broncher à l’annonce d’un fouage imminent, plus salé, disait-on, que la gabelle, et que Calveley lui-même trouvait injuste.
    – Que ferez-vous, messire Castelreng, si vous recouvrez dès ce soir votre liberté ?
    – Monseigneur, dit Tristan après s’être incliné, comme Cincinnatus, j’irai saisir ailleurs qu’en Aquitaine les mancherons d’une charrue.
    Il y eut derechef des murmures. Tristan n’eut aucun souci de ce qu’ils signifiaient.
    Il mena Malaquin devant la damerie. Enfin, il pouvait contempler, assemblées sur des sièges rustiques, les Anglaises et les Bordelaises de la suite de Jeanne de Kent, laquelle avait immédiatement baissé sa face d’ange impur à son approche. Il s’emplit les yeux des grâces alanguies de ces beautés, de leurs simagrées, de leurs sourires, de leurs coiffures de soie, d’yraigne ou de cendal exagérément épaisses. Tancrède, parmi elles, était une œuvre d’art. Le moindre de ses mouvements devenait une caresse pour les regards. Sa huve de mollequin blanc et sa robe de satanin sang-de-dragon rehaussaient son air de déesse. Elle était assise entre deux femmes de son âge, l’une brune aux lèvres tendues, si rouges qu’elle semblait une mangeuse de coquelicots, l’autre d’une blondeur neigeuse, pâle maladivement. Une troisième, auprès de celle-ci aux tresses épaisses alourdies de lacs d’archal, baissait le menton et semblait contempler ses seins apparents sous la cannetille de fils d’or et d’argent qui ornait son encolure.
    « Odile, Ethelinde et Blanche de Passac. »
    Tristan n’eut guère le loisir d’attribuer un nom à chacun de ces trois visages : le bon sens plus que la rumeur croissante et malveillante issue des rangs des optimates 115 lui enjoignait de partir. Il le fit en souriant tout en regrettant que cette gaieté légère, imbibée de forcennerie, ne pût se voir tant la visière de son bassinet obombrait son visage.
    Un héraut dans son dos s’exprima en anglais ; un autre, un Gascon à la voix de clairon, prit la parole pour annoncer la venue de Guichard d’Angle. L’ancien tourmenteur d’Ogier d’Argouges serait donc le premier en lice. Eh bien, l’otage en péril de mort ébahirait de prime face cet homme à l’esprit ambieux.
    Tristan sortit de l’enclos. Il fallait que Malaquin fût chaud pour courir à l’aise. Il lui fit accomplir un galop de cent toises, insensible aux protestations et «  Hou ! Hou ! » qu’il provoquait de toutes parts.
    « Dieu ! Dieu !… Soutenez mon bras et mon cheval ! »
    Mais cette exoration serait-elle suffisante pour que le Très-Haut consentît à l’aider ?
    Shirton, Aylward et Paindorge le rejoignirent. L’écuyer apportait les gantelets.
    – Vous les aviez oubliés.
    – Non. Je l’ai fait exprès. Guichard