Le pas d'armes de Bordeaux
une indicible horreur à la vue de son prochain adversaire. Qui serait-ce ? Chandos ? Gournay ? Bagerant ?
L’angoisse suppléa la résignation : trois encore, c’était trop. Il passa devant l’échafaud des dames.
– Il saigne, dit l’une d’elles assez fort pour qu’il l’entendît.
C’était la mangeuse de coquelicots.
Pâle et figée, Tancrède n’osait dire un mot. Elle semblait discerner en lui, sous son écorce de fer, la faiblesse et la langueur. Par l’affermissement de sa vigueur soudainement altérée, par l’illusion certes factice qu’il était toujours aussi habile, il fit l’effort de se raccrocher à la conviction qu’il vaincrait par trois fois. Cependant son esprit s’emplissait d’images rien de moins que pernicieuses. Alors qu’il atteignait l’échafaud du prince, le gros potentat l’interpella :
– Messire !… Je me merveille tant de vos appertises que j’en viens à me demander, en vous voyant manier magnifiquement le bâton (376) si vous ne possédez pas un charroi sous vos plates ?
Le mot bâton, bien qu’employé licitement, avait une signification volontairement méprisante. Quant à l’allusion au charroi (377) elle ne pouvait qu’être insultante.
– Monseigneur, dit Tristan dans l’ombre que la visière épandait sur son visage, ces bâtons sont anglais et vos champions s’en servent. Quant au charroi dont vous soupçonnez l’usage, je n’ai eu dans mes mains que le Charroi de Nîmes (378) il y a longtemps. Mais si vous m’en offrez le loisir, je me mets nu orains (379) devant monseigneur l’évêque et tous les clercs présents à l’en-tour de cette lice… et vous verrez, par la bénédiction du Seigneur Tout-puissant, que mon armure est vide. Quant à moi, soyez assuré que je ne dissimule pas ce charroi en un certain orifice de ma personne par lequel périt un jour votre grand-père.
Les dames rirent et gloussèrent. Il leur en fut reconnaissant et rejoignit les siens, la rage au cœur.
– Holà ! s’exclama Paindorge. Vous saignez. Voulez-vous qu’on vous soigne ?
– Non. Si je voyais la navrure, le découragement me prendrait.
Shirton s’approcha pour essuyer, sur le houssement de Malaquin, quelques éclaboussures rouges, rondes comme ces maravédis qui, en Espagne, ne leur avaient jamais fait défaut.
– On emporte Loring sur une claie, dit Aylward. Les juges se concertent.
– Je n’ai rien commis de répréhensible, grommela Tristan. Ni même quand j’ai rappelé au prince que son aïeul avait péri une haste chauffée à blanc enfoncée dans son cul !
Au moins, sur ces sujets-là, se sentait-il fort.
Il souffrait et se devinait insensible à toute espèce de remède. La sollicitude de ses compères lui devenait même une gêne. Il vivait un moment où il ne pouvait se rattacher à rien par le souvenir ou par l’illusion. Le crâne traversé d’une soudaine migraine, les tempes opprimées par la tension de ses nerfs, il se sentait provisoirement banni de toutes les réalités de cette fête d’armes.
– Ressaisissez-vous, messire ! implora Paindorge.
– N’aie crainte… La quiétude me revient…
Et recouvrant dans sa mémoire, un proverbe de son pays :
– En âigo puro, bârco sëgûro 127 ! Allons-y…
Bassinet clos. La lance. Elle tremblait un peu dans la main de Shirton.
– Faites au mieux, dit-il, c’est Matthew de Gournay.
Comme son écu pesait soudain malgré le soutien de sa guige ! Gournay ! Ils avaient parfois chevauché côte à côte en Espagne. Ils se tenaient en estime. Si le Trastamare n’avait pas envoyé cet homme en Portugal 128 sans doute seraient-ils devenus de bons compères.
On se le répétait au sein des Compagnies : pour complaire à Fernand de Portugal et à moult nobles dames, Gournay avait accepté de prendre part à des joutes dont l’enjeu était une mule d’un prix de 100 marcs, et son harnois : une selle d’ivoire et un chanfrein d’or. Selon Calveley auquel Gournay s’était confié, ces joutes avaient rassemblé soixante chevaliers. L’Anglais s’y était montré le meilleur en renversant douze adversaires jusqu’à ce qu’il eût accepté de courir contre un Breton : La Barre, lequel l’avait bouté hors des arçons en frappant son heaume d’un extraordinaire coup de lance. Dans sa chute, Gournay s’était rompu le bras senestre. Un mire portugais l’avait mal rebouté. Calveley prétendait qu’il souffrait encore et que
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