Le pas d'armes de Bordeaux
qu’à la guerre, qui ne demandaient rien d’autre qu’un peu de respect, qui ne portaient aucun de leurs sentiments sur la place publique. S’ils existaient – en assez grand nombre -, c’était pour se sacrifier aux intérêts du roi avant même ceux de leur famille. Pour le moment, il avait dominé les Anglais. Cela ne signifiait pas que le pouvoir ou le don de vaincre fût tombé sur lui comme une grâce de la Pentecôte. Nul ne savait que sa hardiesse apparente se doublait du tumulte invisible des fantômes morts ou vivants, tous tyranniques, qui naissaient de ses pensées pour soutenir ses courses. Teresa et Simon, Ogier d’Argouges, Oriabel victimes de la vie de la male chance et des hommes ; Tiercelet, Luciane, Thierry et tant d’autres qui espéraient sa revenue à Gratot ; et son père, le vieux Thoumelin, si lointain… C’était pour revoir les vivants aussi promptement que possible qu’il voulait vaincre.
Il regarda Bagerant s’éloigner puis il abaissa la visière d’un bassinet qui commençait à s’alourdir, à gêner, et dont les parois intérieures ruisselaient sous l’effet de son souffle oppressé. Sa migraine subsistait. Sous l’écu appuyé contre son épaule endolorie, son cœur semblait soudain s’emmaladir d’impatience.
Vaincre ! Vaincre ! Lorsqu’il n’était encore qu’un enfant épris de Chevalerie, son père lui avait raconté que lors de joutes à Paris, en présence de Philippe-Auguste, la lance du vainqueur, non émoussée – pareille à celle qu’il poignait maintenant – avait traversé l’écu, les mailles et l’épaule de l’opposant pour ressortir derrière de quelques pouces. L’homme avait chu « tout plat dans l’herbe » pendant que le reste de l’arme avait volé en pièces. Eh bien, griéver ainsi Bagerant serait un plaisir, une joie et un châtiment tout ensemble.
« Je le rendrai pour quelque temps moins haustre 137 . »
Cette jubilation se doublerait d’un délice : il empêcherait le malandrin de nuire à autrui pendant quelques semaines.
Bagerant s’immobilisait au bout du champ. Un homme – Guichard d’Angle – lui tendait une lance tandis que quelques chevaliers multipliaient les recommandations. Dans un cercle de fer strictement anglais, parmi des guerriers d’une valeur incontestable, le routier se sentait sans doute aussi d’aise que ses conseilleurs. Une impression de connivence pernicieuse que nul geste ne démentait surnageait au-dessus des heaumes de ces hommes d’élite.
« Dieu qui m’avez parfois abandonné… »
À quoi bon ! Dieu ne fréquentait pas plus les lices que les champs de bataille.
La sonnerie.
Malaquin cette fois s’élança de lui-même.
« Je vais te fouler 138 , Naudon ! »
Pour atteindre à cette certitude plus impérieuse encore que son désir de survivre, Tristan abaissa son bois au tout dernier moment alors que son adversaire était déjà dans l’attitude finale. Les puissances unies de l’homme et du cheval ne purent rien, cependant, contre la volonté de vaincre multipliée à chaque instant dans un crâne empli d’abomination.
« Tu me nommais Sang-Bouillant ? Eh bien, saigne ! »
Tristan sentit comme une résurrection de son énergie, une unité, une identité prodigieuse entre son pouvoir et son vouloir. Dans une éternité d’étincelle, sa lance heurta la targe de Bagerant, la pénétra violemment comme le dard d’un bourdon, fugace et malfaisant, s’enfonce dans la chair. La pointe atteignit quelque chose qu’elle traversa, emportant avec elle un lambeau de chair où rougissaient des mailles.
« Il a failli trespercer mon écu, or, son bois s’est rompu avant ! »
L’épaule de Tristan s’était comme enflammée, mais d’évaluer le mal et le dépit de Bagerant le consolait de souffrir.
Le routier avait chu. Debout, maintenant, appuyé contre son cheval dont il serrait l’étrivière, il n’osait croire à la douleur répandue dans son être. Comme pour le consoler, avec la complicité du vent, sa grande cotte d’armes lacérée lui faisait des ailes et léchait son bassinet. Muré dans son ébahissement et sa honte, mais avide de respirer, il se laissa décoiffer par un écuyer, puis il inclina la tête, la releva et dédia aux dames ses espérances crucifiées. Or, elles n’avaient que faire d’une déception qui frappait un mercenaire extrait de la plus ignominieuse truanderie.
Le roncin de Bagerant fit un pas. Le routier en fit un
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