Le pas d'armes de Bordeaux
ou assis 147 ?
Le pas d’armes offrait toujours l’agrément d’être varié selon les lieux, les saisons et les peuples. Tantôt on se battait pour la possession d’un pont jeté entre deux mottes élevées au milieu d’une lice, tantôt on opposait Guillaume le Conquérant à Harold dans un champ clos nommé Hastings ou bien c’était le Pas de Roncevaux avec Roland, Turpin et les paladins de Charlemagne contre Ganelon et les Vascons. L’imagination des instigateurs de pas d’armes n’avait d’égale que leur malice. Ils se réjouissaient qu’il y eût des morts.
– Deux contre deux, c’est trop peu, dit Shirton. Quelle sera la raison de ce combat ?
Calveley secoua sa haute tête rousse :
– Je vous le dis enfin, mes compères : vous ne serez pas deux contre deux mais dix contre dix. Le prince n’a révélé sa décision que lorsque Bagerant a été défait. Ce sera ce qu’il aime : le Pas de Saladin 148 . Tu seras Castelreng, Renaud de Châtillon. Paindorge, toi et huit autres défendrez le seuil de votre château de Karak convoité par Saladin et ses Mahoms.
Tristan ne cacha pas son désappointement :
– Il nous a condamnés à perdre. Nous ne pourrons reculer : la porte sera close.
Il savait peu de chose sur Renaud de Châtillon et le château de Karak. On disait que Saladin avait assiégé vainement la forteresse lors du mariage de la fille de la seconde épouse du chevalier Franc. En revanche, il n’ignorait point que c’était après ce siège que les Chrétiens avaient perdu la Terre Sainte aux Cornes de Hattin 149 .
– Qui sera des nôtres ?
– Je n’en sais rien.
– Si ce sont des Anglais, je pressens qu’ils s’enfuiront en nous abandonnant à la fureur de nos ennemis.
– C’est bien pensé, dit Calveley. Vos huit aides seront vêtus comme vous.
– Et ceux d’en face auront des mailles sous leurs blancs manteaux.
– Certes, approuva Calveley. Je les ai vus avant qu’ils ne s’apprêtent. Ce sont des hobereaux comme l’on dit en France : des chevaliers et écuyers de petite estrasse 150 .
– Holà ! fit Tristan. Il en est parmi eux d’excellente noblesse. Auberchicourt excepté, Audeley a de l’estoc… Et Chandos qui refusa de courir contre moi. Il s’est réservé en vue de ce pas d’armes.
– Chandos est vieux et n’a qu’un œil. Tu le reconnaîtras… Expose-le au soleil.
– On dirait, dit Tristan, que tu ne l’aimes guère.
Calveley ne répondit pas. Il parut s’intéresser à la venue, au milieu du champ, d’un héraut à cheval. L’homme portait un chaperon rouge et un pourpoint mi-partie d’argent et de pourpre. Ses heures noires jusqu’aux jarrets, rouges jusqu’aux genoux, étaient armées d’éperons énormes. Il tenait un rouleau de parchemin dans sa dextre. Il le déroula et hurla :
– Or oyez ! Or oyez ! Or oyez ! Ce sont les armes qui seront faites mes-huy 151 à Bordeaux, le dimanche 19 septembre l’an de grâce mil trois cent soixante-sept en l’honneur du prince Édouard d’Aquitaine et après les joutes de nos chevaliers contre messire Tristan de Castelreng, lesquelles ont été par moi, Chandos, héraut d’armes de monseigneur Jean Chandos, vues et rédigées, mises par écrit à la vérité avant que d’être soumises à monseigneur le prince d’Aquitaine… S’ensuivent les articles du pas d’armes…
Tristan devint plus attentif, bien qu’il sût déjà ce que serait l’affrontement : une mêlée confuse et sanglante.
– Pour ce que tout vrai cœur qui tend à bonne renommée doit quérir et parfaire la volonté des dames, comme de ce dont toute perfection de valoir sort et procède…
– Je comprends rien à ce qu’il dit ! se lamenta Paindorge.
– … que d’autre part les meilleures et les plus belles sont assises dans leur échafaud et à l’entour, pour ces motifs, les gentilshommes qui paraîtront au pas d’armes de Saladin seront résolus à faire et accomplir les articles suivants… Premièrement, les-dits chevaliers et écuyers qui seront dans ledit château de Karak sont délibérés, tous les dix ensemble, de se trouver réunis pour la défense de la porte dudit château que vous pouvez tous voir, où nul n’approchera sans danger et s’y trouveront bientôt à pied, armés comme il appartient ou ainsi que chacun voudra, l’épée ceinte, tranchante, pour défendre ladite périlleuse porte contre les dix Sarrasins qui s’y voudront
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