Le pas d'armes de Bordeaux
déplacement de leur mesnie 189 . Et s’il l’avait fallu, je serais partie nue.
Lorsqu’ils furent en vue de Marmande, ils se concertèrent et s’accordèrent pour ne point entrer dans la cité : elle pouvait être anglaise. Il leur fallut alors se rendre à l’évidence : aucune armée aux Lis n’était en marche vers l’Aquitaine.
Où qu’ils eussent porté leurs regards en chemin, ils n’avaient découvert que des terres incultes, des ruines, des bêtes mortes, des arbres mutilés, des fantômes d’hommes, de femmes et d’enfants qui fuyaient à leur approche. Les routiers avaient infesté la contrée. Où étaient-ils, désormais ? Peut-être avaient-ils choisi d’entrer une nouvelle fois au service d’Henri de Trastamare dont on disait qu’il allait repasser en Espagne avec quelques milliers de Castillans et d’Aragonais pour détrôner son frère Pèdre une fois encore (390) .
– Que faisons-nous ? demanda Paindorge. Nos chevaux sont fortraits.
– John va de bronchade en bronchade 190 et la mule regimbe, dit Tancrède.
Le chemin qui peut-être accédait à Marmande était abandonné depuis longtemps. Un sentier le coupait. Il menait aux vestiges d’une ferme dont seule la grange avait conservé son toit. Ils firent paître les montures, les abreuvèrent à un ruisseau et mangèrent, ensuite, les restes des provisions que Tancrède avait eu la précaution d’emporter.
Ils passèrent la nuit serrés les uns contre les autres, – Tancrède au milieu. L’automne s’annonçait rigoureux. Paindorge affirmait que l’hiver serait terrible. Pour soutenir sa prédiction, il attestait que, de tout l’été, les corbeaux n’étaient pas remontés vers le nord.
Les chevaux, le lendemain, semblaient reposés. On repartit vers Bergerac qui fut atteint le soir. Paindorge se rendit seul en ville. Il en revint avec du pain, du bacon et deux chopines de vin cachetées à la cire.
– Où mangeons-nous et couchons-nous ?
– Dans ce petit bois de pins, Robert, décida Tancrède toujours prompte à lui répondre.
Dès l’aube, ils repartirent pour le Puy-Saint-Front (391) . La ville ayant été cédée aux Anglais par le traité de Brétigny-les-Chartres, ils la contournèrent bien que des hurons (392) rencontrés à proximité leur eussent dit qu’ils la pouvaient traverser sans dommage.
Tancrède connaissait un gué pour franchir l’isle. Ils s’y engagèrent et chevauchèrent sur le chemin de Savignac, proche du château de ses enfances.
– Vous ne pourrez vivre seule entre les murs de ce châtelet. déclara soudain Paindorge tout en accordant à la mule dont il avait grand soin une bonne longueur de longe.
Il avait, depuis Bordeaux, songé à cet inconvénient et décidait qu’il était temps d’exprimer sa pensée, sinon son inquiétude. Tancrède n’en parut point affectée.
– Nous songeons tous les trois, Robert, à ce désagrément, dit-elle en usant de cette suavité dont elle n’était point chiche lorsqu’il fallait qu’elle obtînt ce qu’elle souhaitait ou qu’elle voulût confondre un contradicteur. Nous n’osions en débattre depuis au moins deux jours. À Saint-Macaire le premier soir, tu as essayé puis renoncé pour ne pas me donner de la déplaisance… Enfin, tu te décides. C’est bien… Et ce que tu dis est vrai : seule et abandonnée par vous, c’est requérir la mort.
Tristan n’osa formuler une objection. Il dévisagea l’insensée tout en éprouvant dans son cœur une sorte de frisson composé de l’admiration coutumière et d’une reconnaissance fervente : outre qu’elle les avait soignés chaque soir, Paindorge et lui, avec des remèdes emportés de Bordeaux, elle les avait soustraits aux menaces anglaises sans jamais s’en vanter, même allusivement.
Leurs regards s’interceptèrent. Elle sourit, convaincue à l’avance d’une acceptation à ce qu’elle décidait :
– Vous allez demeurer quelque temps avec moi.
Ce pouvait être peu ou beaucoup. « Plusieurs semaines », se dit Tristan bien que Paindorge lui eût lancé une œillade qui semblait une mise en garde : « Nous n’avons pas de temps à perdre. Elle n’avait qu’à rester à Bordeaux. Nous étions assez grands pour nous dépêtrer seuls. » Il n’était point l’ennemi de Tancrède. Il l’admirait à sa façon mais craignait qu’on ne s’éternisât auprès d’elle. Il s’étonnait sans doute qu’elle ne différât jamais de ce qu’elle
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