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Le pas d'armes de Bordeaux

Le pas d'armes de Bordeaux

Titel: Le pas d'armes de Bordeaux Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pierre Naudin
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était et que son apparence fût la même dans les robes qu’elle savait si bien porter et les habits poudreux d’un long et lent voyage. Aucune huve, aucun escoffion n’eût pu concurrencer ce chaperon d’homme sous lequel son visage, d’une fraîcheur presque maladive, révélait une expression de langueur séraphique étudiée sans doute au couvent. Les années et les fréquentations singulières l’avaient rendue quasiment distincte , mais Paindorge n’était pas dupe : elle leur jouait un rôle de sa façon. Ses prunelles gorge-de-pigeon eurent un scintillement sombre. Elle se cambra et, lâchant les rênes de John :
    – J’y suis déterminée : je mourrai au château… J’y suis née, il me paraît juste que j’y meure.
    Paindorge se récria :
    – Vous avez encore de belles années à jouir de la vie !
    C’était sciemment, sans doute, qu’il avait employé un verbe dont la teneur simplifiait ce qu’avait été, justement, cette existence de femme.
    – Allons, cessez un peu, leur reprocha Tristan.
    Les grands cils bruns battirent. Tancrède rit, découvrant des dents jeunes, nacrées, voraces :
    – Je ne veux pas mourir de vieillesse.
    Sur cette affirmation, plutôt que de s’amollir, sa voix s’était durcie, alourdie d’une espèce de rancune envers elle-même, incapable de s’opposer aux exigences de la nature. Elle dit d’ailleurs sur le même ton :
    – Voilà dix ans, j’ai vu mon premier cheveu blanc. Moi qui ne pleure pas, j’ai versé des larmes tout un jour… Chaque matin, mon peigne me ment moins que mon miroir… même si désormais j’ai taillé ma chevelure à l’écuelle.
    Qu’allait-elle chercher à Rechignac ? Les souvenirs précis de sa jeunesse prime ? Un reclusoir immense ou, tout aussi immense, un cercueil ?
    Tristan se promit de la questionner dès qu’il la devinerait en état de lui répondre. Elle le dévisageait parfois, et son regard disait franchement « Je veux te garder. Je saurai te garder malgré l ’autre qui veut t’emmener, malgré l’autre qui t’espère. » Pour un peu, elle lui eût dit : « Je t’aime », or, plutôt qu’un aveu d’amour, c’eût été la révélation d’un égoïsme moins doucereux qu’intransigeant. Ne confondait-elle pas amour et volupté ?
    Ils cheminaient lentement. Derrière eux, la mule dont Paindorge venait d’accourcir la corde avançait dans le tressautement continuel des armures désassemblées. À leur dextre, l’isle miroitait dans la brumaille des feuillages roux. À senestre, la terre se gonflait en poitrines herbues. Parfois, au faîte de ces verdoyantes rondeurs, fumait le mamelon d’un toit de chaume ou de lauzes. Ce fut ensuite une étendue fricheuse jusqu’à d’ombreux boqueteaux qui formaient l’avant-garde d’une forêt.
    – C’est au-delà…
    Le menton haut, les yeux avides, Tancrède attendait l’apparition des murailles crénelées qui jadis l’avaient préservée des atteintes mortelles d’une armée de routiers. Elle les avait quittées pour se lancer à corps perdu dans d’innombrables aventures. Sans doute avait-elle été en passe d’y détruire son âme. Pareille à l’enfant prodigue, elle avait retrouvé le chemin de son domicile, mais elle ne reverrait en celui-ci ni sa famille ni les bonnes gens qui l’avaient animé. Il fallait s’y résoudre : elle n’étreindrait personne. Ses mains ne saisiraient que des poignées de vent.
    *
    Le hameau n’était plus que des ruines éparses. Trois invasions l’avaient anéanti : les routiers de Robert Knolles, la peste noire et enfin les herbes – liserons, lierres, chardons, ronces, ta naisies. Aucun survivant pour relever les murs croulants, les toitures béantes ; aucune faux pour tondre les envahisseurs verts ; aucune charrue pour tracer dans les champs de bienfaisants sillons. Plus haut, gris sombre sur le bleu du ciel que ses merlons déchiquetaient, Rechignac semblait régner sur la contrée. Or, ce n’était qu’une fallace : il était, lui aussi, en état de décrépitude.
    Le chemin, presque invisible, se mit à monter dans une rocaille envahie des mêmes broussis 191 que les vestiges du village. Au risque d’égratigner les jambes de John, Tancrède se porta en avant et dès lors ses regards s’accrochèrent au colosse de pierre qui, de son aire, semblait surveiller son approche.
    Il était spacieux, ce château, et comparable à ceux de la Langue d’Oc. Comme eux, il semblait

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