Le petit homme de l'Opéra

grand saut. Pourtant, en principe, ça porte chance, ces gâteaux-là.
    — Quelle mort extravagante ! Et d'où provenait-il, ce cochon ?
    — Un paquet délivré par un bonhomme haut comme trois pommes En réalité, c'était destiné à mon oncle, mais il ne prise guère le sucré, tandis que ma tante qui était gourmande n'a su résister. Mon oncle a tenté de la ranimer par tous les moyens. En désespoir de cause et malgré la dépense, on a appelé le docteur, trop tard, elle nous avait quittés. Mon oncle a piétiné le cochon, il l'a réduit en miettes et il a déchiqueté la lettre qui y était reliée par une bouffette bleue. Il a failli perdre la boule, le malheureux ! M. le curé a promis que saint Antoine veillerait désormais sur Berthe.
    — Pourquoi saint Antoine ?
    — Saint Antoine l'Égyptien, celui qui fut soumis à la tentation. Il est souvent représenté tenant un cochon en laisse.
    — Et vous dites qu'il est en voyage ?
    — Saint Antoine ?
    — Votre oncle.
    — Ben oui, les affaires sont les affaires, faut que le commerce tourne sinon on s'enlise, c'était le credo de ma tante. Et puis, « partir c'est mourir un peu, je me sentirai proche de Berthe, j'aurai l'impression de l'accompagner, ça me consolera », qu'il a décrété. mon oncle.
    Le neveu était-il un simple d'esprit ou se gaussait-il de lui ? Joseph changea de sujet.
    — Y avait-il un prénom en guimauve sur le cochon ?
    — Anicet, en cursives roses rondement tracées, sans doute un copain qui s'amusait à ses dépens. Tonton a solennellement déclaré que s'il découvrait l'identité de ce tordu, il l'écorcherait vif. Il affirmait ça sous le poids du chagrin, parce que mon oncle il est plutôt bonasse. Moi, c'est le contraire, quand j'ai quelqu'un dans le pif, je vais jusqu'au bout de ma colère, martela Anthelme Broussard en lorgnant méchamment Joseph.
    — Et ces fameux rasoirs, votre oncle compte en importer ? C'est dangereux, ces engins.
    — Un peu mon neveu ! Ils viennent des United States, de Neuvyork pour être précis. Avec cette invention d'un certain King Camp Gillette, terminé le règne des coupe-choux, ça va faciliter la toilette des messieurs, ils pourront se raser quasiment gratis et les merlans vont tirer une gueule de raie. Ces outils possèdent une petite lame à deux tranchants qui vous ratiboisent de près, sauf aux endroits où vous sauvegardez votre pilosité. Normal, la pilosité fait l'homme, le vrai. Tenez, voilà comment ça se présente, dit-il en tendant à Joseph la réclame d'un prototype.
    — Effectivement, c'est pratique et ça prend peu de place, approuva Joseph. On visse cette fine lame à l'intérieur du rasoir ?
    — Ben, c'est clair, non ? Quand elle est usée, on la jette.On les vend par cinq ou dix. Aux United States, les messieurs l'utilisent depuis plus d'un an. Qu'est-ce que vous lui vouliez, à mon oncle ?
    — L'entretenir de plusieurs points importants.
    — Je lui ferai la commission, dans trois jours il sera au bercail. Où vous joint-on ?
    — 18, rue des Saints-Pères, librairie Elzévir, Legris-Mori-Pignot associés. Pignot, c'est moi, Joseph Pignot.
    «Il a une épaule plus basse que l'autre et il n'est pas franc du collier, ce type. Prudence », conclut Anthelme Broussard.
    « Soit le tonton a sciemment bouché le gosier de sa moitié, soit c'est l'avertisseur ! Et Victor qui passe sa soirée à l'Opéra ! Souhaitons que ce Melchior Chalumeau ne se doute de rien », songea Joseph, pressé de déguerpir.
     
    Victor sortait rarement en solitaire. Aussi, ce lundi, soir où il était de bon ton que les gens de la haute société se montrent à l'Opéra, se sentait-il plus excité qu'un collégien en vadrouille à la perspective d'occuper une loge exclusivement réservée à sa personne. Il posa son haut-de-forme — quel soulagement d'échapper à ce supplice ! —, sa canne et ses gants sur un siège, son programme sur l'accoudoir, croisa les jambes et attendit le lever de rideau en étudiant la salle, surplombée de statues, de cariatides et de trophées dorés. Si les mâles portaient tous le même costume noir, les femelles rivalisaient de couleurs. Les robes de foulard étaient en faveur ce printemps. Serrés à la ceinture, les corsages s'ornaient de grands cols de tulle brodé et les courtes manches en bouillonné libéraient les bras : un parterre de fleurs animées à la Grandville.
    Les lumières commencèrent à décliner, les musiciens, enfin accordés, se