Le petit homme de l'Opéra

disait vrai, en ce cas, le neveu pouvait se trouver impliqué.
    — Vous savez, moi, la mécanique, dit-il en se dirigeant vers la sortie. Ça semble fonctionnel, c'est petit, et les lames sont maniables. On les vend par paquets, n'est-ce pas ?
    — Ce crétin d'Anthelme est incapable de tenir sa langue. Oui, par paquets de dix. Attendez, ça me revient, Lambert a une maîtresse, une théâtreuse, son nom m'échappe. Ah, oui ! Elle se fait appeler la reine Mab. Elle prédit le futur dans le marc de café et se produit avec deux singes aux Folies-Bergère. Elle vous tuyautera.

CHAPITRE XV
    Vendredi 16 avril
     
    — Les Folies-Bergère ? Ce soir ? Vous déraillez ! souffla Victor à Joseph dans l'arrière-boutique d'où il surveillait les fouilles d'un fervent de littérature romantique.
    — Votre bosse a désenflé. Vous êtes en forme, non ? Si on ne bat pas le fer quand il est chaud, on est cuits. Nos épouses ont la puce à l'oreille, elles vont élaborer un moyen de nous embastiller sous des prétextes fallacieux, sans compter ma mère et Kenji !
    Victor se gratta le menton, inquiet à l'idée de rentrer tard et d'affronter une Tasha à bout de nerfs. Puisque l'escapade aux Catacombes s'était divulguée, il était évident que seule une ruse extrême permettrait de boucler cette enquête.
    — Dès que ce client se sera résolu à régler son achat de Vigny, Gautier ou Lamartine, nous téléphonerons à nos douces moitiés et nous prendrons le... Quoi ? Qu'y a-t-il ?
    Les yeux rivés à la devanture, Joseph venait de se racler la gorge à deux reprises. La sonnette de la porte tinta brutalement. Pris d'une crainte soudaine, Victor se retourna. Une femme aussi maigre que Rossinante, guindée dans une toilette canari, le toisait à travers un pince-nez. Il eut aussitôt la désagréable sensation qu'une pelote d'épingles s'était logée au fond de son larynx. Blanche de Cambrésis le dévisageait sans aménité de son anguleuse face de brebis. Elle escortait une minuscule compagne de couleur auréolée d'une mousse de cheveux blancs, vêtue de noir, coiffée d'un chapeau rond et plat. Une atmosphère lourde plana sur la boutique jusqu'à ce que la longue figure de Mme de Cambrésis se plisse en un sourire patelin.
    — Monsieur Legris, je vous amène une célébrité en quête d'incunables. Je sais que vous possédez un rayon de sciences occultes bien achalandé, j'ai donc proposé a mon hôte, dame Évangéline Bird, de visiter votre caverne des merveilles.
    Victor reprit contact avec la dure réalité et démarra au quart de tour.
    — C'est me faire beaucoup d'honneur, cependant je redoute fort de vous décevoir. Joseph ! Des chaises pour ces dames.
    Joseph s'exécuta en affichant la mine de celui qui se retrouve en tête à tête avec un couple de tarentules.
    — Dissimulez votre antipathie à l'égard de Mme de Cambrésis, jeune homme, murmura discrètement dame Évangéline Bird, en ôtant ses gants. Rien ne désarçonne autant les méchantes langues que ceux qui leur offrent une physionomie sereine et ne disent mot.
    Médusé, Joseph déglutit et considéra le visage et les mains décharnés de la vieille femme café au lait qui l'observait avec amusement.
    — Je suis née en 1793, jeune homme, vous voilà renseigné. Bientôt je passerai derrière le miroir des illusions mais, avant d'entreprendre ce périple, je peux vous révéler que votre fantaisie débordante vous apportera de la satisfaction, les années à venir vous réservent leur lot de plénitude, profitez de ce répit, il durera dix-sept ans.
    —Et après ?
    — Il se produira de grands bouleversements, mais vous et les vôtres serez épargnés.
    Elle se leva avec la vivacité d'une jeune fille.
    — Montrez-moi donc les trésors de la pièce adjacente que j'ai remarquée en entrant.
    Tapissée de livres, elle était consacrée aux voyages accomplis par Kenji Mori des décennies auparavant. Une armoire vitrée contenait des raretés : l'édition originale des Cérémonies usitées au Japon pour les mariages et les funérailles, datée de 1819, voisinait avec une stupéfiante planche dépliante sur la façon dont les esclaves africains étaient placés dans les cales des navires négriers ainsi que sur les conditions de voyage qu'ils devaient subir. Dame Évangéline Bird déchiffra à mi-voix le titre de l'ouvrage :
    — Le Cri des Africains contre les Européens, leurs oppresseurs . J'avais entendu parler de ce texte, le plus célèbre