Le peuple du vent
Robert Bertrand III. Nous sommes devenus pires que des bourgeois à rendre compte de nos rentes, de nos terres et de nos markas d’argent à l’Échiquier. L’autre jour, un de leurs justiciers est venu me dire que je n’avais pas déclaré les rentes venant de mes fiefs de Sotteville et de Magneville ! Qui croit-il donc que je suis ? Un aubergiste ? Mieux vaut la guerre que cette paix de marchands qu’on nous propose !
Le sire d’Aubigny fronça les sourcils. Malgré l’ascendant qu’il avait sur son ami, le caractère enflammé de celui-ci lui faisait parfois tenir des propos que n’aurait guère appréciés le grand justicier de Normandie.
Leurs pères à tous deux avaient été les partisans du roi Étienne dans un Cotentin où la plupart reconnaissaient Mathilde l’Emperesse. Ils étaient morts pour cela. Comme des braves. Mais depuis, bien des choses avaient changé. D’Aubigny, en fin politique, s’était incliné devant Henri II. Il était devenu un vassal dévoué et venait d’obtenir la charge de bouteiller peu compatible avec une quelconque rébellion contre son puissant suzerain.
À la fois par amitié pour Robert Bertrand III et parce que la proximité de leurs fiefs rendait inenvisageable autre chose qu’une alliance, d’Aubigny essayait de faire comprendre à son ami tout l’intérêt d’une réelle allégeance à Henri II.
— Nos épées rouillent dans nos fourreaux, poursuivait Bricquebec avec emportement. Nos hommes engraissent et se querellent. N’est-il pas temps, comme nos pères, de reprendre les armes ? Je crois qu’il faut recevoir et écouter Geoffroi II. Il a été spolié par son frère et n’a pour tout héritage qu’un maigre fief en Anjou. Il a besoin de chevaliers qui prendront fait et cause pour lui. Pour moi, je suis prêt.
— Je vous entends, Bricquebec, je vous entends, reprit Serlon, mais je ne vois pas en quoi cette querelle vous concerne.
— Henri II n’est ni meilleur que nous ni sa cause plus juste que celle de son frère.
— La vraie raison de votre appui à la cause de Geoffroi, nous la savons ! C’est votre haine envers Mathilde et l’envie de tirer le fer contre un de ses fils.
— C’est une raison qui en vaut une autre.
— Seulement pourquoi défendre un fils plutôt que l’autre ?
Le jeune homme ne sut que répondre et Serlon se tourna vers le vicomte de Saint-Sauveur.
— Et vous, Jourdain Taisson, qu’en pensez-vous ?
— J’accepte d’entendre Geoffroi, et même de le recevoir à Saint-Sauveur, mais je ne prendrai pas son parti contre Henri II.
— Vous voyez, d’Aubigny, trois personnes, trois avis différents, reprit Serlon.
— Le roi Étienne n’aurait jamais dû le reconnaître comme héritier ! reprit Bricquebec avec hargne.
— Mais il l’a fait ! Et, aujourd’hui, en l’an 1155, devant Dieu et les hommes, Henri II est notre seigneur à tous, roi d’Angleterre, comte d’Anjou, duc de Normandie et d’Aquitaine !
— Vous parlez vrai, Serlon, reprit Robert Bertrand m. Mais vous, dans tout cela ? Que feront le sire de Pirou et ses vassaux, les Montpinchon, les Contrières et les autres, en cas de guerre ?
— J’ai le goût du fer dans le sang, tout comme vous, Bricquebec, et pourtant je ne bougerai pas. Cela serait nier l’intelligence de notre roi. Nous n’aurions même pas le plaisir de faire chanter nos lames. Geof-froi ne fait pas le poids.
— Vous le croyez donc déjà vaincu ? s’exclama Bricquebec.
— Oui.
Le silence retomba. Le feu crépitait. Serlon se versa du vin dont la couleur violette s’éclaira quand il le coupa d’un peu d’eau.
D’Aubigny reprit la parole.
— C’est aussi mon avis. Prendre le parti de Geoffroi ne peut conduire qu’à l’échec. Vous n’êtes pas mal vu à la cour. Avec ce coup de tête, vous risquez de tout perdre et d’être chassé à jamais !
Bricquebec se leva, allant et venant nerveusement dans la salle. C’était une tête brûlée, mais il savait que son ami disait vrai. Les ducs avaient conservé de leurs origines nordiques le droit A’ulac, celui de bannir et de confisquer les biens. Une coutume que même les puissants vicomtes de Saint-Sauveur avaient subie à une lointaine époque.
— La belle raison ! s’exclama-t-il pourtant. Je devrais faire balance entre mes fiefs et mon honneur.
— Ni votre honneur ni celui de votre maison n’est en cause dans tout cela, et vous le savez ! Cela n’est
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