Le peuple du vent
chemin de la lande de Lessay.
L’endroit le fascinait. Cette étendue où ne s’aventuraient que les bergers et quelques rares voyageurs ; cette plaine où se croisaient des chemins qui ne menaient nulle part et des mares sans fond.
Il laissa la main à son cheval, attentif à ce singulier paysage de bruyères et d’ajoncs parsemés d’eaux noirâtres. Au-dessus de lui passa un vol de canards. Le vent avait tourné et venait de la terre, lui apportant l’odeur particulière de la lande, mélange de vase, de sel et d’herbes sèches.
Une fois arrivé près de la Neire Mare, une étendue d’eau sombre si vaste qu’il n’en voyait pas l’autre rive, il attacha son cheval à une souche et alla s’asseoir sur une roche. Des roseaux desséchés bruissaient le long des berges.
Tout en mordant la tige d’une herbe folle, le jeune homme laissa ses pensées vagabonder.
Des images dansaient devant ses yeux : la chapelle au péril des flots, le corps entraperçu de la jolie Randi, le padavre de Muriel de l’Épine, les paroles de Sigrid, les visages décidés des barons, l’errance de Mauger et dé sa soeur rôdant autour de la chapelle...
Tout cela l’emplissait de pensées contradictoires et d’impatience. Il se sentait proche de ce pays, aimait ces paysages balayés par le vent, ces hommes auxquels il ressemblait physiquement... mais l’inaction forcée lui pesait. Il s’était habitué à l’errance qui les avait menés des Flandres au duché de Bretagne, de l’Aquitaine à la Castille, de la Lombardie à l’Occitanie.
Il voulait croire que ces voyages étaient une réponse aux questions qu’il se posait.
Il se disait qu’en courant le monde, il finirait bien par trouver l’endroit d’où il venait. Qu’il reconnaîtrait tout de suite le lieu singulier qui habitait sa mémoire. Ce lieu de lumière où les femmes étaient belles et les jardins gorgés de fruits étranges dont il avait oublié les noms.
Tout en se moquant de lui-même il se disait aussi que, peut-être, quelqu’un saurait voir dans l’homme qu’il était devenu l’enfant qu’il avait été. Qu’un jour il croiserait celui qui lui dirait : « Je sais qui tu es. »
Une personne pourtant savait. Son maître, Hugues de Tarse.
Et il gardait le silence.
Ces pensées le ramenèrent quelques mois plus tôt.
— Il est temps, avait décrété Hugues de Tarse alors qu’ils quittaient l’abbaye du Mont-Saint-Michel et prenaient le chemin du duché de Normandie. Vous devez apprendre la vie et les manières d’un seigneur normand.
— Pourquoi cela puisque je n’en suis pas un ?
Et comme souvent, Hugues avait répliqué :
— Qui sait ?
— Vous certainement ! avait rétorqué Tancrède. Il est temps, mon maître, ne croyez-vous pas, de m’éclairer sur qui je suis ?
La quête de ses origines était devenue au fil des ans de plus en plus douloureuse. Elle était un mal autour duquel il s’était construit, comme une épine enfoncée si profondément qu’il ne la pouvait extraire. Des colères, des accès d’impatience, de rancoeur aussi, le prenaient qu’il calmait en chevauchant de longues heures, en nageant dans l’eau glacée, en se battant jusqu’à ce que ses membres soient rompus. Pourquoi Hugues ne lui parlait-il pas ? Malgré lui, il lui en voulait de ce silence obstiné.
— N’avez-vous donc point vécu jusqu’à présent ? disait son maître.
— Si, mais...
— Il vous faut juste savoir d’où vous venez. Au printemps, je vous le promets, vous le saurez. Vos dix-neuf ans approchent et, avec eux, la fin de mon serment.
Il y avait donc un serment, mais fait à qui, et pourquoi ?
Le craquement des brandes de bruyères derrière lui l’alerta. Il sauta sur ses pieds alors qu’une ombre démesurée s’allongeait sur le sol à ses côtés.
Un géant, enveloppé d’un long mantel noir, les traits cachés par son ample capuche, se dressait devant lui.
Les doigts du jeune homme se resserrèrent sur son coutel. Appuyé sur son bâton de marche, l’autre l’observait. Enfin, il repoussa les plis de son capuchon, laissant apparaître un visage farouche marqué de rides profondes où luisaient des yeux pâles. Tancrède se rappela la description de d’Aubigny. Le crâne était rasé et nul sourire n’éclairait la bouche au pli amer. L’homme était vêtu de blanc, la couleur des cisterciens.
— Gardez-vous de marcher sur la « mâle herbe », sinon vous ne retrouverez
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