Le peuple du vent
soir de leur arrivée à Pirou. Le gamin avait frotté ses vêtements souillés et, très digne, il posa un chardon avant de faire demi-tour. Tout cela prit un certain temps puis enfin, il ne resta plus que Bjorn à ne pas avoir rendu hommage à la morte. Il s’approcha lentement, avec à la main une branche d’aubépine chargée d’éclatantes graines rouges. Le pêcheur s’inclina pour la poser sur le drap, mais suspendit son geste. Il restait, le regard fixé sur le cadavre, ne bougeant pas plus qu’une statue.
Serlon fronça les sourcils et fit signe à l’aumônier. Bjorn ne bougeait toujours pas. Au bout d’un moment, frère Baptiste s’approcha, lui prit doucement la tige des mains et la posa sur le sol avec les autres offrandes avant de l’entraîner sur le côté. Des commentaires s’élevaient et sans doute se seraient-ils amplifiés si, à ce moment, la porte de la chapelle ne s’était grande ouverte.
Celui que le sire d’Aubigny et Tancrède avaient rencontré sur la lande entra, haute silhouette noire devant laquelle les gens s’écartèrent. Aubré ôta son manteau qu’il laissa au clou près de la porte avec son bâton. Il portait le froc fendu sur le côté et la chape blanche des cisterciens. Ses pieds étaient nus dans ses sandales de cuir.
Il traversa la salle et, en quelques enjambées, fut près du cercueil. Il fit le signe de croix et s’agenouilla, indifférent aux réactions qu’il suscitait.
— Puisque nous sommes tous là, déclara enfin Baptiste quand Aubré se fut relevé, je vous propose d’écouter la lecture choisie par sire Mauger.
Le fils de Muriel s’était approché. Il avait troqué ses vêtements ordinaires contre une tenue de deuil, longue tunique bleu nuit et braies de même couleur. Son visage était plus jaune que la cire des cierges qui brillaient aux quatre coins du cercueil. Il n’avait d’yeux que pour sa mère et se plaça derrière le cercueil de façon à la voir en récitant.
Aubré s’était placé sur le côté, le fixant de ses yeux pâles.
Yahvé mon Dieu, en toi j’ai mon abri,
commença Mauger d’une voix mal assurée.
Sauve-moi de tous mes poursuivants, délivre-moi ;
qu’il n’emporte comme un lion mon âme,
lui qui arrache, et personne ne délivre {4} !
Il y eut aussitôt des remous dans l’assistance. Le jeune homme avait choisi le texte du sermon du matin : la « Prière du juste persécuté » qu’il poursuivit d’une voix plus ferme jusqu’à ce que, sur l’une des lamentations, le moine blanc joigne sa voix à la sienne :
Le bouclier qui me couvre, c’est Dieu,
le sauveur des coeurs droits
Dieu le juste juge
lent à la colère
mais Dieu en tout temps irritable
pour qui ne revient.
Que l’ennemi affûte son épée
qu’il bande son arc et l’apprête
c’est pour lui qu’il apprête les engins de mort
et fait de ses flèches des brandons...
Enfin, sur un remerciement à Dieu, les deux hommes se turent et Mauger alla reprendre sa place près de sa cadette, ignorant le regard terrible de son père.
Baptiste laissa la famille rendre un dernier hommage à la défunte. En passant près d’Aubré, Serlon lui jeta une phrase que Tancrède entendit :
— Tu n’as rien à faire ici, ne l’oublie pas.
L’autre se contenta de sourire. Un large sourire qui lui transformait le visage. Serlon fit le signe de croix devant le cercueil et, fendant la foule, sortit de la chapelle.
Les cloches sonnaient. L’office était terminé. On ouvrit les portes et peu à peu l’assistance se dispersa. Le lendemain à l’aube, on partirait pour l’abbaye de Lessay afin que la défunte soit enterrée aux côtés de sa parentèle.
Tancrède se sentit happé par la manche. C’était Hugues. Ils sortirent, heureux de retrouver la lueur des étoiles au-dessus de leurs têtes, et allèrent s’asseoir sur la margelle du puits. À la lueur des torches, des groupes se formaient, les femmes s’essuyaient les yeux, les hommes murmuraient.
— Il y avait beaucoup à voir et à entendre, n’est-ce pas ? déclara Hugues.
— Oui.
— Et cette « Lamentation de David » choisie par son fils qui sert d’épitaphe à cette pauvre femme.
— Un texte sacré qui n’était pas du goût de son père.
— Ces paroles résonnent différemment suivant chacun. Culpabilité, ressentiment, désir de vengeance ou de justice... Il y a tant dans ces mots-là. Qui n’a été, une fois dans sa vie, un persécuté ? Serlon
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