Le peuple du vent
pas votre chemin, messire, fit l’inconnu tout en continuant à le dévisager. Pardonnez mon insistance, mais vous me rappelez quelqu’un.
À ces mots, Tancrède sentit son coeur s’accélérer. Déjà l’autre reprenait :
— Un jeune homme mort voici bien longtemps et qui aimait venir ici près de la Neire Mare. Savez-vous que les anguilles de cette mare ne ressemblent pas aux autres ? Et qu’il y a là un trou ? Que dis-je ? Un gouffre. Venez, fit-il, approchez-vous.
Tancrède obéit, et regarda l’eau sombre.
— Regardez bien... Cette tache plus noire que l’eau qui l’enserre, on dit que c’est un trou sans fond qui mène aux Enfers. Je suis frère Aubré de l’abbaye de Savigny. Et vous, messire ?
— Sire Tancrède. Quel est celui auquel je ressemble, mon frère ?
— Votre serviteur, messire.
— Vous ?
— Oui, avant ma mort, il y a bien longtemps. Savez-vous que je venais pêcher les anguilles de la Neire Mare ? Des anguilles énormes aux yeux d’un rouge d’escarboucle. Savez-vous comment ? Avec un fagot de bois dans lequel j’avais glissé une tête d’agneau ou des viscères de poules. Je ne connais rien de mieux pour les attraper. Vous venez de Pirou ?
— Oui.
— Mais vous n’êtes pas d’ici, messire Tancrède, et sans doute vous reprendrez bientôt votre route.
Les yeux pâles du géant s’étaient plantés dans les siens et Tancrède faillit détourner le regard tant celui-là était difficile à soutenir.
L’inconnu semblait lire en lui. C’est d’une voix singulière qu’il déclara :
— Vous irez loin, fort loin, messire Tancrède, par terre et par mer, vers des pays où l’on parle d’autres langues que la nôtre, où l’or et l’argent tapissent les murs, où les femmes sont si belles qu’on les enferme, vous serez prince parmi les princes, et mendiant aussi...
Le géant parut revenir à lui et reprit :
— Je vais à Pirou, moi aussi, assister à la messe funèbre.
Encore sous le choc de ce qui ne pouvait être qu’une prophétie, Tancrède demanda :
— Vous connaissiez la dame de l’Épine ?
L’autre hocha la tête d’un air lugubre, puis ajouta :
— Je vais reprendre la route. À vous revoir, messire. Et n’oubliez jamais que sur la lande on y revient.
Et avant que le jeune homme ait pu le retenir, l’inconnu avait tourné les talons. Sur l’horizon baissait le soleil, le destrier hennit nerveusement. La haute silhouette noire s’effaça.
— On y revient... répéta Tancrède.
Venait-il de rencontrer l’un de ces spectres dont les soldats parlaient à mi-voix le soir ?
Aubré le géant n’était-il qu’une ombre ? Était-il mort, comme il le disait, voilà bien longtemps ?
LE CAVALIER NOIR
20
L’heure des vêpres était passée depuis longtemps et il y avait foule dans la chapelle où venait de commencer la messe funèbre. Les chandeliers étaient allumés et les torches fixées dans les cônes de fer aux parois jetaient des lueurs dansantes sur l’assemblée. Au milieu de la salle était dressé le cercueil ouvert. Avec ses yeux clos et le voile translucide qui recouvrait son visage livide, la morte avait l’air paisible d’une dormeuse. Dans ses mains croisées, frère Baptiste avait glissé un brin de bruyère. Cette fleur de lande dont Muriel aimait tant la couleur. Les gens se pressaient, murmuraient, se bousculaient pour l’apercevoir.
Enfin, l’aumônier réclama le silence et ouvrit les bras, les paumes vers le ciel, parcourant du regard l’assistance. Devant lui, très raides, se tenaient les Pirou et les l’Épine. Derrière venaient le maître d’armes, les sergents, le forgeron, Sven, l’homme aux abeilles, et nombre de serviteurs et paysans venus assister à la cérémonie soit par conviction, soit pour ne pas déplaire à leur seigneur. Au fond, dépassant les autres de sa haute stature, Bjorn le pêcheur, qui venait d’apprendre la mort de la dame de l’Épine.
— Approchez, mes amis ! invita le frère. Venez rendre hommage à celle dont la bonté était connue de tous. Celle qui a toujours chéri sa famille, ce château et le pays qui l’a vue naître.
Les gens obéirent, ils s’inclinaient devant le corps, se signaient, puis déposaient sur un drap au pied du cercueil des bouquets de lavande, des épis de blé séchés, des fleurs des champs.
Tancrède, qui se tenait sur le bas-côté avec Hugues, reconnut le petit berger qu’ils avaient tant effrayé le
Weitere Kostenlose Bücher