Le peuple du vent
mantel à capuche, de frère Aubré.
Seigneurs et chevaliers chevauchaient le long du convoi, maintenant à grand-peine la fougue des destriers peu accoutumés à garder le pas. Les bêtes hennissaient et piaffaient d’impatience, faisant de brusques écarts.
Maintenant qu’ils avaient dépassé la chapelle de Notre-Dame-de-la-Lande et son clos de la Fontaine, la route s’élargissait un peu, bordée de bruyères et d’ajoncs.
Un gamin qui ramassait de l’herbe pour ses lapins au bord du chemin s’arrêta pour les regarder passer. Sven, l’homme aux abeilles, avançait en marmonnant à côté de Bjorn, son fils adoptif. Il le regardait de biais, ruminant les souvenirs du passé.
Sven avait aimé, sans jamais oser le lui avouer, la trop jolie mère du pêcheur, une lavandière de douze ans, morte en donnant naissance à l’enfant, lui laissant pour seul héritage les traits de son père, le sire de Karetot. En souvenir de la fille aux yeux pâles que le seigneur avait déflorée un soir de beuverie, Sven adopta le bâtard dont personne ne voulait, surtout pas son père qui avait déjà deux fils et trois filles légitimes à nourrir. Dès que l’enfant avait été sevré, Sven avait quitté le village de Rauville-la-Place avec lui. À l’époque, les seigneurs de Pirou lui avaient proposé d’utiliser leur forêt pour ses abeilles. L’aubépine et la ronce y fleurissaient et Sven installa ses ruches dans les arbres creux. Bjorn avait grandi au château. Grand, fort, l’esprit vif, il avait longtemps fréquenté les enfants des sires de Pirou, jouant avec eux, apprenant à monter à cheval et même à lire, se croyant leur égal avant de réaliser qu’ils étaient les maîtres et lui, un serviteur.
Jamais le vieil homme ne lui avait expliqué ses origines. Ne lui avait dit qui était son père. Pourtant, la pauvre lavandière lui avait conté son histoire avant d’expirer. Mais à quoi bon dire, et comment dire, ce qui ne pouvait qu’être douleur ?
Sven avait donc gardé le silence même si, bien souvent ces dernières années, alors que l’idée de sa propre fin le taraudait, l’envie lui était venue d’avouer à son fils adoptif le secret de sa naissance.
Pour survivre, Bjorn avait appris à pêcher. Il fournissait l’abbaye et le château en poissons de mer et d’eau douce, et cela suffisait à les faire vivre tous deux. Il est vrai qu’il connaissait mieux les tanches, les anguilles, les brochets et les chevesnes que les humains dont il n’appréciait guère la compagnie. À trente-deux ans, aussi taciturne que Sven, sa seule passion était la mer. Ils vivaient retirés dans leurs cabanes, l’un près des dunes, l’autre à la lisière des bois où butinaient les abeilles. Souvent, en regardant les autres pêcheurs ou les laboureurs, le géant blond ne comprenait pas pourquoi il était si différent. Il se sentait plus proche des seigneurs qu’il avait fréquentés, de Serlon, de Sigrid...
Alors il partait vers la grève, courant pour oublier ce à quoi il avait renoncé, ce qu’il aimait et qu’il n’aurait jamais dû aimer.
— Ce n’était point bon, ce que t’as fait, hier au soir, finit par dire l’homme aux abeilles. T’es point prudent.
L’autre haussa ses larges épaules et ne répondit pas. Il avait perdu l’habitude des mots. Il passait son temps, quand il ne péchait pas, à regarder la mer qui battait la grève en rêvant qu’un jour il embarquerait sur les bateaux qui croisaient au large de Jersey.
— Personne y se souvient, sauf moi et notre Baptiste, insista Sven. Le Ranulphe, c’est un rude et un jaloux. S’il apprend...
— S’il apprend quoi ? le coupa Bjorn. Y a rien à apprendre et s’il veut, qu’y me vienne voir. Et toi, t’en sais pas plus qu’un autre ! C’est pas parce que tu te souviens que tu sais ce que je sais, moi ! Le seul qu’y comprenne vraiment, c’est frère Baptiste et y trouve rien à y redire. Ma vie est faite. La sienne aussi. Dieu l’a pas voulu.
Le vieux leva les mains au ciel devant cette avalanche de mots. Jamais Bjorn ne lui en avait tant dit.
— J’voulais pas te fâcher. Par la bonne Dame, j’en parlerai plus. J’te promets. Ça me regarde pas.
Bjorn s’était à nouveau muré dans son silence, le regard fixé sur le cercueil qui avançait là-bas et dont la forme trapue surplombait les têtes des paysans. Il aurait voulu hurler comme un loup mais la tristesse lui nouait la gorge.
Le soleil
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