Le pianiste
nous, c’était plus
sous l’emprise du besoin que dans la crainte d’être spoliés : personne d’entre
nous n’ayant la bosse des affaires, l’état de nos finances empirait chaque jour.
Regina s’était forcée à marchander, mais en vain. Alors que sa formation d’avocate
lui donnait un sens aigu de l’honnêteté et des responsabilités, elle était par
nature incapable de demander ou d’accepter le double du prix réel de tel ou tel
objet. Elle a vite préféré chercher une activité d’enseignement, de même que
Père, Mère et Halina donnaient déjà des cours particuliers de musique et Henryk
d’anglais. J’étais le seul à n’avoir pu trouver un moyen de gagner mon pain, à
cette époque. En proie à une apathie écrasante, le seul travail auquel je me
contraignais, et irrégulièrement encore, était l’orchestration de mon
concertino.
Au cours de la seconde moitié de novembre, sans aucune
explication préalable, les Allemands ont entrepris de condamner avec des fils
barbelés les rues débouchant au nord de la rue Marszalkowska. Et puis, à la fin
du mois, ils ont publié un communiqué auquel personne n’a été en mesure de
croire tout d’abord, tant il dépassait ce que nous avions pu redouter dans nos
appréhensions les plus secrètes. Les Juifs avaient jusqu’au 5 décembre pour se
munir de brassards blancs sur lesquels une étoile de David devait être cousue
en fil bleu. Notre statut de parias devait donc être proclamé aux yeux de tous.
Plusieurs siècles de progrès allaient être effacés d’un seul coup : nous
étions replongés en plein Moyen Âge.
Pendant des semaines, l’intelligentsia s’est volontairement
imposé une assignation à résidence plutôt que de sortir avec ce signe infamant
au bras . Et quand nous étions absolument obligés de quitter notre
domicile nous marchions en essayant de nous fondre dans le paysage, les yeux au
sol, accablés de honte et de peur.
Sans s’annoncer, l’hiver a pris la ville dans sa main la
plus cruelle, le froid paraissant vouloir s’allier aux Allemands pour décimer
ses habitants. Il gelait sans discontinuer et les températures ont continué à
baisser jusqu’à un point qu’aucun Polonais ne gardait en mémoire. Le charbon, pratiquement
introuvable, atteignait des prix mirobolants. Je me rappelle encore que nous
restions parfois des jours entiers au lit, incapables de nous aventurer dans l’appartement
glacial.
C’est au pire moment de cette vague de froid que des
centaines de Juifs déportés de l’ouest du pays ont commencé à arriver dans
Varsovie. En fait, ils n’étaient qu’une minorité à y parvenir vivants. Entassés
dans des wagons à bestiaux aux portes condamnées, ils restaient sans nourriture,
ni boisson, ni couvertures pendant les jours entiers que ces terribles convois
mettaient souvent pour atteindre la capitale. Lorsqu’ils étaient enfin libérés
de ces tombes roulantes, il n’était pas rare que plus de la moitié d’entre eux
aient succombé. Les survivants, atteints de cruelles engelures, se tenaient au
milieu des cadavres raidis par le froid et encore debout, qui ne s’effondraient
qu’une fois le wagon évacué.
Du point de vue des Juifs, la situation ne pouvait pas être
pire. Mais ce n’était pas celui des Allemands : fidèles à leur système d’oppression
graduelle, ils ont imposé de nouveaux décrets répressifs en janvier et février
1940. Le premier stipulait que les Juifs devraient accomplir deux années de
travail forcé dans des camps où une « rééducation sociale appropriée »
leur serait dispensée afin de ne plus être des « parasites proliférant sur
l’organisme vigoureux des Aryens ». Cette mesure concernait tous les
hommes âgés de douze à soixante ans, et les femmes de quatorze à quarante-cinq.
Le deuxième définissait les méthodes d’enregistrement et de déportation prévues
à cet effet. Les Allemands avaient préféré s’épargner ce souci, confiant cette
tâche au Conseil juif en charge de l’administration communautaire. En clair, nous
devions programmer nous-mêmes notre extermination, préparer notre ruine de nos
propres mains. C’était une forme de suicide collectif légalement codifié. Le
début des opérations de convoyage était prévu pour le printemps.
Le Conseil a décidé d’épargner la majeure partie de l’élite
intellectuelle. À raison de mille zlotys par tête, il se chargeait d’envoyer un
prolétaire juif
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